lundi 28 janvier 2019

28 janvier


                Vivre vite et beaucoup, quel programme de feu ! La terre brûle sous les pieds qui s’envolent. L’étang ne se ressemble plus depuis la dernière fois, on distingue la ville derrière les arbres. « Ne pas stationner », proclame un écriteau rouillé sur la porte de la grange, pour le lire il faudrait s’approcher et courir le risque d’être englouti par le sol boueux. Ne resterait que le pompon d’un bonnet de laine qui intriguerait les poules. Un canard se carapate vers la rive, persuadé que l’air finira par le soutenir. Un ex-poète pleure ses membres amputés.
                Binh-Dû adapte son régime. La surchauffe le guette sous la couette. Il est disposé à admettre que se remettre en position verticale favoriserait la descente du sang depuis sa tête jusqu’aux petites veines qui irriguent ses plantes, qu’un grand verre d’eau serait accueilli favorablement par son système, qu’afin d’arriver à point il est au moins nécessaire de se mettre en mouvement. Il n’est pas ignorant des mécanismes vertueux d’entraînement. Il est conscient également que les jours se retirent si l’on reste en deçà des propulsions de la lumière.
                Mais est-ce sa faute si les tabulations de ses fichiers ne tiennent pas en place ? La bruine fait descendre les humeurs tout en aplatissant les épis. Les pies jacassent sur le faîte de la grange, contestant le progrès des connexions wifi – que reste-t-il à voler si même la lumière se dématérialise ? La crue menace. Dans les campagnes où les enfants grimpaient aux arbres pour cueillir les fruits les plus juteux, on verra passer des barques patientes, maniées à la perche, et on pêchera l’alligator. Les enfants, toujours eux, y verront des dragons déchus.

dimanche 27 janvier 2019

27 janvier


                Ce chien n’en est pas un puisqu’il parle, de surcroît il n’a rien d’intéressant à dire. Binh-Dû se fait tout petit sur le gradin pour inciter l’orpheline à s’asseoir à son côté. Cette place est idéale, on a vue frontale sur la scène, et lui-même est d’une épaisseur si réduite que l’héritière pourra prendre ses aises, déborder un peu sans risquer qu’on la frôle, elle pourra même faire comme s’il n’était pas là. Il ne soufflera mot, il compressera encore un peu plus ses poumons, il se tiendra immobile, il s’évanouira presque. Il sera une absence.
                Mais la veuve a d’autres chats à fouetter. Ceux-là circulent entre les travées, d’une paume à l’autre. Ils montrent les dents. Dans le jardin voisin un miroir aux alouettes se décroche de l’arbre et se brise en trois fragments, telle une hostie reproduisant le sigle de la paix. Dans le jardin voisin il n’y a pas âme qui vive. Mais des manifestations s’y déroulent : formes changeantes des nuages, pensées fugitives ou insistantes, agitations diverses... Tout le monde éteint son portable, Binh-Dû sur la scène tapote le micro. Mais non, c’est son frère.

samedi 26 janvier 2019

26 janvier


Les portes grincent au son de la perceuse. Les doubles vitres se rapprochent l’une de l’autre. Le réfrigérateur se tait. Non loin de là, les péniches regardent par-dessus les ponts pendant que le fleuve rabote les berges de l’île. Il n’y a presque pas de vent, on a le droit de marcher sous les arbres. Mais les sentiers sont boueux, ce qui justifie un confinement sous rubalise – des fois qu’un promeneur procédurier tacherait le bas de ses pantalons. Les premières jonquilles ont épanoui leur bourgeon, de mémoire d’homme vivant l’hiver n’a jamais été aussi chaud.
            Binh-Dû fourre des vêtements dans la benne installée à cet effet, sans qu’il y entre beaucoup d’altruisme. Y disparaît une parka qu’il portait alors qu’il était moitié plus jeune, alors qu’il aurait hurlé d’angoisse à l’idée qu’elle le suivrait tout le temps de sa vie déjà vécue. Il apporte à la pharmacie un sac plastique en voie de désagrégation rempli de médicaments périmés. Il enlève les toiles d’araignée du plafond. Là, juste au coin vers où dérive son regard quand il cherche un mot. Il secoue une écharpe incrustée de poussière, l’hiver n’a jamais été aussi doux.

vendredi 25 janvier 2019

25 janvier


Si déjà Binh-Dû n’existe pas, l’âme de Binh-Dû est son être libre. Elle va de-ci de-là, se pose, repart, oh regarde l’oiseau ! Mais non, c’est une tortue... Sur l’âme, le temps n’a pas de prise. Elle n’a la nostalgie ni de ce qui fut ni de ce qui ne sera pas. Elle observe des photographies de famille comme elle survolerait des champs cultivés de couleurs différentes (ou des fonds marins). Tous ces gens sont en passe de disparaître des mémoires, même leurs regrets prêtent à sourire. L’avenir s’accomplit par l’égalisation.
          Que dire, sinon, à cette femme qu’on aimerait longtemps ? Vis ta vie ? Non. La veille de son mariage, alors que, désespérée, elle lancerait des regards rassurants tous azimuts, l’ami de toujours la prendrait entre quatre-z-yeux et lui dirait désagréablement Jusqu’à présent je t’admirais, je crains désormais de te plaindre. Il lui dirait Il n’y pas lieu d’être reconnaissante pour le désir qu’on te témoigne. Puis Tu ne dois pas abdiquer tes rêves. Enfin : Ose mériter mieux. L’âme de cette femme applaudirait des deux ailes.
           Binh-Dû passe d’une photographie à une autre. Sur certaines il croit reconnaître des non-dits qui le touchent comme un impossible frôlement. Sur d’autres, il se sent porté au pardon. L’album n’est pas le sien ni celui de ses parents, aucun album, nulle collection d’images n’appartient à quiconque. À la fin, même le mot « pince » devra être exhumé du tas de linge sale ; il produira un son rouillé. Le legs, comprendra-t-on, pèse le poids d’un âne mort qui aurait beaucoup marché, mieux eût valu découvrir un chemin neuf.

jeudi 24 janvier 2019

24 janvier


                Binh-Dû aimerait rire définitivement. Non pas à en mourir, ce qui serait le comble du rire désespéré. Non pas pour vivre éternellement, ce qui serait dément. Mais comme une nouvelle habitude, comme un serment de mariage, comme une résolution mathématique. Comme on fait son lit on se couche. Comme on ouvre sa fenêtre à la mouche. Comme on orthosympathise avec son système. Comme on quitte le sol une demi-seconde, puis une demi-seconde encore, puis une autre demi-seconde. Comme on suspend la tragédie sur un fil avec une pince à linge.
                Mais une chose est de poétiser ce qui nous cultive, une autre de poétiser ce qu’on fait. Une autre encore de sympathiser, dans l’action, dans la sensation ou dans le sentiment. Binh-Dû parfois s’étire ainsi que se cabre un cheval rendu fou par le mors fiché dans ses gencives. Les morts aussi semblent rire, de toutes les dents qu’il leur reste. Une loi peu utile veut que se dessine à la longue ce pour quoi nous serions faits ; et nos engouements successifs, si passionnés furent-ils, si enclins eux-mêmes à une définition, ne seront plus que mues sèches et friables.