lundi 11 mars 2019

11 mars


                Tu prends le soleil sur le perron de ta maison de pierre. La vue porte loin, une vallée, des montagnes. Dans les arbres chantent les oiseaux. Tu inspires à pleins poumons les parfums renaissants du printemps. Y a-t-il quelqu’un près de toi, qui viendra te rejoindre, poser un baiser sur ta nuque ? Cela se pourrait. Il y a une rivière en bordure de prairie, tu l’entends murmurer quand la brise souffle dans ta direction. Tu ne voudrais être nulle part ailleurs. Même là où tu serais non moins heureux. Tu fermes les paupières pour y enclore une lumière orangée.
                Puis ce sera la nuit. Ou une journée de crachin brumeux, tu seras réfugié à l’intérieur. Dans ta maison de pierre les chaises sont dépareillées, tu n’en utilises qu’une pour prendre tes repas. Tu es seul, cela va de soi, et c’est aussi bien comme ça : qui voudrait perdre ici son temps ? Tu es seul et tu es toi-même, sans témoin, tel que personne ne te connaît. Sans besoin de faire semblant. Tu as un peu froid mais tu peux superposer des épaisseurs. Tu es arrivé. Binh-Dû serait parfaitement heureux, tu te sens déprimé comme un hérisson blessé coincé dans un fossé.

dimanche 10 mars 2019

10 mars


                S’il est quelqu’un qu’on ne voit pas, c’est Binh-Dû. Il se réveille dans une chambre inconnue, aucune idée de l’heure. Personne pour lui dire bonjour ou lui proposer une tartine, rien que des miettes et des traces de confiture sur la table au rez-de-chaussée. Dans le jardin, un cheval relève la tête et fonce sur lui, mais en fait non : juste à côté, à le heurter de l’épaule au passage, comme par inadvertance. Puis il recommence à brouter. Binh-Dû ne survivrait pas longtemps à sucer des marguerites et s’abreuver aux rivières. Mais qui le lui demande ?
                Alma s’avise la première de leur naïveté : le monde vu d’en haut présente encore moins d’issue. Seulement la perspective de devoir redescendre. Corpus s’assied sur le parapet, il esquisse un demi-sourire. Que voit-il ? Des milliers de silhouettes vont et viennent, empressées, régulières, incompréhensibles. Elles sont toutes petites. Corpus les observe comme s’il éprouvait pour elles de l’amour. Alma s’imagine habitant une maison de pierre aux meubles de bois, avec un beau jardin. Mais elle sait aussi qu’il suffit de peu pour que le paradis se renverse en enfer.

samedi 9 mars 2019

9 mars


                Alma se soucie de savoir qui elle est, Corpus s’inquiète de savoir où. Les mers ont beau occuper sept dixièmes de la superficie terrestre, à moins d’être un poisson (ou un mammifère géant, ou un animalcule) on n’y fait que passer. Ils sont arrivés sur un nouveau continent, surpeuplé d’humains blanchâtres dont ils ne comprennent ni la langue ni les comportements. La plupart ne leur prêtent pas même attention, pressés comme ils sont. Peut-être, si Alma et Corpus parvenaient à se frayer un chemin dans la foule et à s’éloigner du rivage, seraient-ils moins bousculés, trouveraient-ils un lieu où réfléchir calmement à la suite du voyage.
                Alma sait qu’elle n’a pas rencontré Corpus par hasard, elle sait qu’elle lui permet de vivre par procuration ce à quoi lui seul n’aurait pas accès – et que la réciproque est tout aussi vraie : sans lui pour la tirer par le bras, sans sa colère croissante, elle aurait fini par être piétinée. Mais elle ignore si l’un de ces citadins exsangues est susceptible de la voir et de lui permettre à elle de le distinguer d’entre tous, est-ce une question d’insistance ? Est-ce une autorisation à se donner ? Corpus l’entraîne dans une ruelle en forte pente. De chaque côté les maisons semblent abandonnées, le sol est grossièrement pavé. En haut, on y verra plus clair.

vendredi 8 mars 2019

8 mars


                Les rides de l’océan sont modelées à perte de vue par le crépitement de la pluie. Corpus, quand il ferme les yeux, comprend ce que ressentent les baleines et les dauphins, comment se dessine au sonar un voyage. Alma et lui n’avaient plus de raison de rester sur l’île, où tout était donné, de même qu’ils avaient dû s’enfuir de l’enclos dans la jungle où rien n’était permis.
                Tu te crois malin mais tu es seulement expert dans l’art de créer du mouvement à partir de ce qui t’échappe obstinément. Ton obstination est le déni de ta fuite. Un jour peut-être tu auras de la chance – puisque tu ne peux pas compter sur la confiance. Tu arriveras en un lieu si déconcertant que tu t’en trouveras réduit au silence, à l’immobilité, et à l’annulation de tes peurs.
                Quand la pluie redouble, elle ne permet plus aux gouttes d’eau de s’incorporer à Binh-Dû, depuis le sommet du crâne s’initie un ruissellement en pure perte : c’est gâchis, ça poussera pas ! Il hâte le pas, dans l’espoir de créer une oblique protectrice, s’il arrive à l’improviste ce sera mieux encore, il apportera ses cheveux brillants dans la boutique et sera adulé.

jeudi 7 mars 2019

7 mars


Était-ce l’oubli du corps ? Et d’un coup l’on se souviendrait : en face, tout contre, il y a un corps, rien moins que cela, avec sa densité, sa dynamique, sa consistance. Ses formes d’une beauté à pleurer, ses odeurs, la texture de sa peau. Son goût, si varié selon les endroits approchés, la générosité de son abandon. Il y a une vibration qui est pure musique, toujours étonnante. Il y a des yeux qui posent un regard, où tout est dit de l’amour, où l’on est à destination, enfin, prêts à poursuivre le voyage. Binh-Dû se souvient même de ce qu’il n’a pas vécu. Il cherche des explications dont son ventre n’a cure – le nombril de Binh-Dû le contemple, éperdu d’indulgence. D’exaspération tu récrimines, mais tu es d’un autre espace-temps, semblable et improbable. Tu es le cerveau d’un cerveau et tu voudrais lutter contre celui d’un abdomen. Alma se tait mais ce n’est pas qu’elle n’ait rien d’intéressant à dire. C’est juste que tout a déjà été donné à l’entendement de Corpus, et que le déni est une perte de temps. Comme les mots tus sont doux ! Comme l’intelligence rayonne ! Dans l’intimité des caresses, peut-être murmure-t-elle au diapason des vagues ; et sur l’autre rive de l’océan, Binh-Dû, en adoration, tend l’oreille.

mercredi 6 mars 2019

6 mars


                Dans la maison tu peux traîner sans gêne excessive ta cheville foulée. L’argile séchée s’effrite harmonieusement sur les marches de l’escalier en bois. Tu te hisses aux barreaux. Tu joues de tes abdominaux. Tu prends appui sur les meubles mieux que s’il s’agissait de chevaux d’arçon. Tu as même le droit d’entrer à moitié nu dans une pièce où cinq femmes prennent le thé, Je vous prie de m’excusez, faites comme si je n’étais pas là, et de farfouiller dans le tiroir d’une commode à la recherche de... quoi ? Que cherches-tu dont tu aurais besoin, déjà ?
                Les mimosas sauvages sont en pleine floraison, à croquer. Binh-Dû se souvient du grain de sucre jaune qui décorait les gâteaux au chocolat de son enfance. Dans la caravane, il n’y a pas de four. Six paires de bottes maculées sont avachies sur le seuil. C’est beaucoup. Pour l’instant il est seul. Pas même un chien pour garder le champ, ni chèvre, ni poules. S’il se tient immobile il ne souffrira pas du froid, s’il remue un sourcil cela deviendra problématique, s’il sortait marcher un moment par les chemins détrempés il se réchaufferait. Serait-ce le soleil ?