samedi 19 octobre 2019

Attentives #6

Pour atteindre à pied les champs qui bordaient la ville, il fallait une bonne quinzaine de minutes, et pendant ce déplacement, aucun de nous deux jamais ne parlait. Une fois rejoint notre terrain de décollage, l’un de nous s’installait à la manœuvre, cordes rêches entre poings bien serrés au bout desquels l’autre, à sept ou huit mètres, tenait bras tendus le cerf-volant au-dessus de sa tête. Puis il fallait courir, courir les bras toujours levés jusqu’à sentir une résistance dans la toile, courir et hop, lancer ! Avec un plaisir inépuisable, nous regardions notre cerf-volant s’élever dans les airs dans un battement inquiétant, flapflapflap, comme le souffle de l’effort qu’il devait fournir pour s’appuyer de sa voilure de plastique sur ce vent capricieux, puis prendre de la hauteur, encore plus de hauteur, jusqu’à se stabiliser, planer, paisible. C’était alors au pilote d’entrer en action, tirant sur les cordes, à droite, à gauche, il pouvait déplacer à volonté l’objet volant, de droite, de gauche, parfois même réussir à lui faire faire un looping s’il faisait preuve d’assez de réflexe. Mais il arrivait qu’au cours des ces acrobaties le cerf-volant, horreur, décrochât, attention, tire, tire, fonçant tête la première vers le sol dans lequel son museau venait violemment se planter. Merde ! Il nous fallait un temps de réaction avant de foncer à sa rescousse, médusés, car cette fois-ci c’en était fini, c’était sûr, notre plus merveilleux jouet serait cassé définitivement ? Non, c’est bon ; il avait résisté, miracle, et de l’allégresse qui m’inondait alors, je portais encore le souvenir, un frisson dans le dos. Je dus rouvrir les yeux.

Céline Curiol (Les vieux ne pleurent jamais)

jeudi 17 octobre 2019

Hybrides #23

J’ai évoqué le jour où – je devais avoir huit ans – j’étais rentrée de l’école complètement retournée parce que dans la cour de récréation des amies s’étaient moquées de mes cheveux bouclés, alors que les cheveux raides étaient à la mode. Elles m’avaient traitée de sorcière. Maman m’avait prise par la main et conduite à la salle de bains où elle m’avait fait asseoir devant le miroir.
- Dis-moi ce que tu vois, avait-elle dit.
Je n’avais pas voulu regarder.
Elle m’avait pris le menton dans sa main pour le lever.
- Dis-moi ce que tu vois.
J’avais regardé le miroir et elle avait poursuivi :
- Moi, je vois une belle petite fille aux yeux verts. Et je veux que tu restes ici jusqu’à ce que tu la voies aussi.
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J’ai été une adolescente tourmentée. J’étais plus grande que toutes mes amies et beaucoup beaucoup plus maigre. En plus je n’ai jamais eu un joli visage. Je continue à trouver que j’ai un visage bizarre, un trop grand nez, des pommettes excessivement larges, mais maintenant je sais comment utiliser cette étrangeté en ma faveur. A l’époque, je pleurais. Je détestais mon visage. Je détestais mes cheveux. Je les ai lissés jusqu’à l’âge de vingt ans. Un jour j’en ai eu assez et j’ai décidé de les laisser pousser naturellement. Aujourd’hui les gens me remarquent parce que je suis grande, mais surtout à cause de mes cheveux, de mon nez arrogant, de mes pommettes. (…) Je peins mes ongles de bleu, de vert, de couleurs criardes, pour que l’on ne remarque pas uniquement mes cheveux. Mais les gens remarquent mes cheveux plutôt que mes mains. Tous les jours j’entends des compliments sur mes cheveux. J’entends aussi des insultes, il y a des imbéciles partout.

Terry Tempest Williams (Refuge)
& José Eduardo Agualusa (La société des rêveurs involontaires)




mardi 15 octobre 2019

Hybrides #22

Les gens sont attachés à leurs sentiments de culpabilité qui leur permettent de conserver une illusion de pouvoir (« j’ai commis une faute, mais j’aurais pu faire autrement »).
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Ivanov est le type même du séducteur. (…) Quand il se dit coupable, il n’est pas du tout en train d’assumer une culpabilité, au contraire. Quand il dit qu’il est coupable, en fait il s’exempte de la culpabilité. Et il se met au centre de l’action. Il le dit parce qu’il n’éprouve aucune culpabilité. (…) « Je suis coupable » est la phrase parfaite, automatique et vide de l’irresponsable ; c’est son alibi, son excuse. (…) C’est la phrase qui définit celui qui a une compréhension extérieure, intellectuelle de la culpabilité. Ce qu’il nous dit, c’est : « Je ne peux rien faire ; je suis condamné à être un monstre ; cela fait partie de ma nature, que je ne peux contrarier. » (…) Pour lui, ses actes sont irrétractables. Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’il n’accorde aucune réalité à l’autre. Le monde entier se résume à lui seul, soit dans ses passions nouvelles, soit dans le dégoût qui vient après, toujours. C’est comme s’il n’y avait pas d’extériorité, tu vois ? C’est lui, et lui seulement. À un moment ou à un autre, rien n’a plus d’intérêt, c’est évident. Aucun être ne peut supporter autant de soi-même, à moins qu’il ne soit vraiment limité. Et, a priori, il n’est pas bête.
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Je dus admettre que, pour les gens bêtes, la bêtise était divertissante. J'étais maintenant debout tout près de la vitre et combattais mon abattement. Apparemment, la vie était ainsi faite que les découvertes de ce calibre devaient se payer par une mélancolie privée.

Alice Miller (L'enfant sous terreur)
& Bernardo Carvalho (Sympathie pour le démon)
& Wilhelm Genazino (Un appartement, une femme, un roman)


dimanche 13 octobre 2019

Hybrides #21

   Dieu crée l’homme, Ish, à son image. Il en fabrique une version masculine et une version féminine. Comment ? D’abord, avec la poussière du sol il forme Ish, à qui il insuffle le souffle vital dans les narines. Puis il tire Isha’h, la femme, de la matière masculine déjà formée, matière qui n’est plus brute mais vivante, et qu’il prend du flanc d’Ish, en refermant sa chair aussitôt. Le résultat, c’est qu’Ish peut dire : à l’instar de tout ce qui a été créé, cette chose n’est pas autre que moi, c’est la chair de ma chair, les os de mes os. Dieu l’a engendrée à partir de moi. Il m’a fécondé avec le souffle vital et il l’a extraite de mon corps.  Moi je suis Ish et elle, c’est Isha’h. Dans ce mot surtout, dans ce mot qui la nomme, elle dérive de moi, qui suis à l’image de l’esprit divin, et qui porte à l’intérieur de moi son Verbe. Elle est donc un pur suffixe appliqué à ma racine verbale, elle peut uniquement s’exprimer dans mon mot à moi. (…)
   Ève ne peut pas, ne sait pas et n’a pas la matière pour être Ève en-dehors d’Adam. Son mal et son bien sont le mal et le bien d’après Adam. Ève, c’est Adam femme. Et l’opération divine a tellement bien réussi qu’elle-même, en son for intérieur, ne sait pas ce qu’elle est ; elle a des traits fragiles, ne possède pas de langue à elle, n’a pas d’esprit ni de logique propres, et elle se déforme comme un rien.
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Quand il me fait l’amour, il est gauche, tendre, hésitant – il a peur de me faire mal ou de m’écraser. Et il est vrai que son poids considérable me coupe le souffle au point que je crains parfois d’avoir une côte cassée. Ses coups de boutoir sauvages me font frissonner de douleur, ce qu’il interprète autrement. Je ne laisse jamais transparaître le plus léger inconfort parce que je pense uniquement à lui. Et à mon besoin d’aimer, et d’être aimée. (…) Je sais d’instinct que je ne dois pas le blesser. Que je ne dois pas m’autoriser la moindre nuance de reproche ou de critique vis-à-vis de son travail – jamais. Jamais je ne saperai sa confiance en lui-même en tant qu’homme, en tant qu’artiste ou en matière sexuelle. (…) Car seul l’amour qu’il ressent pour moi peut valider celui que je ressens pour lui, si puissant que j’en reste toute faible, le souffle court.

Elena Ferrante (Celle qui fuit et celle qui reste)
& Joyce Carol Oates (Le petit paradis)

vendredi 11 octobre 2019

Hybrides #20

L’hameçon était le module selon lequel Eléonore avait été fabriquée : on le décelait dans ses maigres accroche-cœurs recourbés vers le haut, un peu en dessous des oreilles, dans son petit nez rose, dans sa façon de fléchir la dernière phalange de ses doigts, dans le dessin du pavillon de ses oreilles. Cet hameçon était présent dans toute sa personne. Et peut-être pas seulement sa personne physique… Il n’y avait pas en elle une ombre de joliesse, de féminité au sens habituel du terme, mais elle avait une acuité et un charme que beaucoup d’hommes ayant mordu à son hameçon avaient renoncé à expliquer.
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   Mon dégoût pour tout ce qu’il représentait constituait une raison suffisante. Il n’aura pas fallu plus que cette première journée pour faire resurgir toutes ses tares ; bien que notre conversation ait été minimale, quelques secondes avaient suffi à chaque échange pour me convaincre qu’il était grossier, sectaire, buté, hypocrite, qu’il faisait marcher ses tripes au lieu de sa raison, confondait ses couilles avec sa cervelle, qu’il était à bien des égards l’archétype du genre d’homme que je considérais comme le plus dangereux qui soit pour mon monde à moi, et cela justifiait déjà amplement que je cherche à le détruire.
   Et pourtant… ce n’était pas toute la Vérité.

Ludmila Oulitskaïa (Une fille d'écrivain)
& Ken Kesey (Et quelquefois j'ai comme une grande idée)

mercredi 9 octobre 2019

Vivaces #14

Chaque individu pense qu'il n'y a qu'une personne au monde pour lui, telle est l'injonction selon laquelle il est censé opérer, et je suppose qu'en général ça fonctionne très bien, alors qu'évidemment la vérité c'est qu'il y a beaucoup de gens que vous pourriez trouver des plus charmants, non pas misérablement éparpillés aux quatre coins du globe mais dans chaque rue où vous marchez - et voilà pourquoi il est tristement comique d'entendre ces couples qui évoquent avec émerveillement les successions extraordinaires d'événements hasardeux qui, chose incroyable, les ont rapprochés ; je veux dire qu'ils ne prennent pas en compte le nombre de gens dont ils auraient pu tomber amoureux au même moment, ou avant cela, ou dont ils pourraient tomber amoureux à l'avenir, également. Peut-être est-ce la raison pour laquelle si peu de conversations ont lieu, nous nous efforçons au maximum d'éviter d'atteindre ce point dans nos échanges avec une autre personne, nous nous contentons habituellement d'un bref salut et d'une négociation, et c'est également la raison pour laquelle, si une conversation a effectivement lieu, elle doit être à ce point balisée par la politesse et un art consommé du négoce, par les obliques et les pensées que l'on garde pour soi - précisément pour éviter de connaître un tant soit peu l'autre personne, et donc de tomber inexorablement amoureux.

Adam Thirlwell (in Candide et lubrique)

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… Mais avant je vais te dire quelque chose, parce que je ne peux pas vivre les trente prochaines années en gardant ça pour moi : écoute, même si ça a l’air ridicule et triste, la vérité c’est que je suis toujours amoureux de toi. C’est vraiment une connerie de dire à quarante-neuf ans ce que l’on aurait dû dire à dix-neuf, mais c’est encore plus con de mourir à soixante-dix-neuf ans sans l’avoir jamais dit.

Leonardo Padura (in Le Palmier et l’Étoile)

lundi 7 octobre 2019

Hybrides #19

Le passé n'existe que dans nos souvenirs, le futur n'existe que dans nos projets. Le présent est notre seule réalité. (...) Tout objet conçu intellectuellement est toujours situé dans le passé - et, par conséquent, irréel. La réalité n'est que l'instant de la vision qui précède la conscience. Il n'y a pas d'autre réalité. Cette réalité pré-intellectuelle n'est autre que la Qualité.
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Ce que beaucoup de gens appellent aimer consiste à choisir une femme et à l’épouser. Ils la choisissent, je le jure, je l’ai vu. Comme si l’on pouvait choisir dans l’amour, comme si ce n’était pas un éclair qui te fend en deux et te laisse pétrifié sur place. Tu diras qu’ils la choisissent parce qu’ils l’aiment, moi je crois que c’est versa vice. On ne choisit pas Béatrice, on ne choisit pas Juliette.

Richard Pirsig (Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes)
& José Cortazar (Marelle)