mardi 11 août 2020

Rhizomiques #51

Il faisait plus de quarante degrés dans la voiture. Elle démarra le moteur, alluma l’air conditionné, éteignit la radio. Elle s’étendit en travers de la banquette en vinyle vert brûlante, en sorte que personne ne puisse la voir par la fenêtre à l’avant de la maison. Une pensée la traversa : si elle était en ce moment dans le garage, et pas sous l’auvent des voitures, elle serait en train de se tuer.
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Je n’avais pas franchement envie de mourir, en tout cas pas dans l’immédiat, néanmoins je m’étais toujours sentie capable de refuser l’immortalité si elle m’était offerte, de sorte que c’était en fait ce que j’appellerais une vérité partielle.
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(...) et d'ailleurs, pour mourir, il suffit d'être vivant. 
 
Ann Patchett (in Orange amère)
Michael Christie (Numéro d’urgence)
José Saramago (in Tous les noms)

lundi 10 août 2020

Rhizomiques #50

    Pour notre premier rendez-vous, il m’invita chez le limonadier de la ville. Il m’observa attentivement manger ma glace, pour s’assurer que j’étais satisfaite. Ma satisfaction lui importait, ce qui était déjà quelque chose. Tous les hommes ne sont pas comme ça.
    Le week-end suivant, il m’emmena faire une promenade au bord du lac, pour regarder les canards.
    Le troisième week-end, on se rendit à une petite foire du comté, et il m’offrit une peinture de tournesols que j’avais admirée – « Pour le mur de votre chambre », me dit-il.
    Je le fais passer pour plus rasoir qu’il n’était.
    Encore que… Non.
   C’était un homme bien. Je devais lui reconnaître ça. (Mais attention : quand une femme dépeint son soupirant comme un « homme bien », tu peux parier qu’elle n’est pas amoureuse.)
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    Je l’ai utilisé. Je lui ai prêté une voix qu’il ne possédait pas réellement, je me suis laissée aller à croire que c’était lui, et cette illusion m’a attirée. (…) Même le rire était davantage le mien que le sien, puisque si je riais il riait aussi.
    Et qu’aime-t-il en moi, sinon ma beauté sur laquelle il s’extasie comme si tous les autres traits que je peux posséder ne comptaient pas ? Pourtant il me faisait l’amour au lien de simplement épancher son désir, et c’est un brave homme.
    Mais elle veut plus qu’un brave homme. Elle veut un homme plus complet.
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Il trouvait en moi quelque chose, m’a-t-il avoué, qu’il trouvait rarement chez les autres. J’ai eu l’intelligence de ne pas lui demander quoi, et je me suis contentée de le définir secrètement comme étant « ce quelque chose qu’il voit en moi ».

Elizabeth Gilbert (in Au bonheur des filles)
& Alan Duff (in Un père pour mes rêves)
& Elliot Perlman (in Ambiguïtés)

jeudi 6 août 2020

Rhizomiques #49

Je croisais souvent une fille rousse et très blanche. J’étais timide, mais j’admirais la désinvolture ; j’étais taiseux, mais j’admirais ceux qui parlaient. Je regardais fasciné ses cheveux roux, sa peau très blanche qui ne tolérait pas le soleil, la conviction qui paraissait animer chacun de ses mouvements. Je m’étais approché d’elle, mais en gardant une certaine distance, et je n’étais pas arrivé à discerner sa voix. C'était pour moi quelque chose d’important car les voix aiguës me faisaient trembler.
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Il me vint une idée : et si je lui demandais de m’embrasser ? Ne serait-il pas réduit au silence, si sa bouche était occupée ? Mais cela m’obligeait à répondre à ses baisers. En avais-je envie ? Rien n’était moins sûr. Quel était le meilleur scénario ? Le silence, au prix des baisers ? Ou pas de baisers, mais cette voix agaçante ?
« Votre petit minou aime-t-il les caresses ? s’enquit-il en augmentant la pression de sa paume sur mon pubis. Votre petit minou ronronne-t-il ?
- Harold… ? Pourrais-je vous demander de m’embrasser ? »

Pablo de Santis (in La fille du cryptographe)
& Elizabeth Gilbert (in Au bonheur des filles)

mardi 4 août 2020

Rhizomiques #48

Je n’avais aucune idée de l’abîme de timidité et de sensibilité qui était le sien : il a toujours eu besoin, pour ce qui est de la chair, d’y être encouragé. La permission accordée, il peut être insatiable ; jusque là il est si renfermé, ou d’une galanterie si incolore qu’on à peine à concevoir qu’il ait une libido. N’eût été son extraordinaire beauté, il serait resté bien malheureux : disponible, c’était tout ; incapable de foncer. Comment m’en serais-je doutée ? Il m’a fallu des semaines de réflexion et de dépit avant de comprendre que je devais prendre l’initiative, si je voulais l’avoir. D’où le fameux dîner au début duquel je m’étais écriée, en allumant les bougies : "Toi qui entres ici, abandonne tout espoir... de repartir."

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« J’étais insoupçonné, s’écria Howard. C’est bien cela. Je ne soupçonnais pas qui j’étais.
- Comment ça ? demanda en riant Emilia.
- Je ne peux pas t’expliquer », répondit-il joyeusement.

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Un soir, après le dîner, ils firent l’amour sur le tapis de la salle à manger. C’était inconfortable. (…) Chaque poussée l’enfonçait d’un demi-centimètre, frottant sa peau contre la laine mélangée. Mais peu importait la brûlure du tapis, ça leur donnait un sentiment d’audace et de passion. Ils ne s’étaient pas trompés, lui répéta-t-il, alors qu’ils étaient allongés sur le dos après l’amour, en contemplant le plafond.
"Tout ce qui nous est arrivé dans la vie jusqu’à maintenant, tout ce qu’on a fait, devait se produire exactement comme ça pour aboutir à notre rencontre". Il prit sa main et il la serra.
"Tu y crois vraiment ?" demanda-t-elle.
"On est magiques", répondit-il.
Plus tard dans la nuit, il frictionna sa colonne vertébrale avec de la Neosporin. Elle dormit sur le ventre. Ce furent leurs vacances d’été.

Scott Spencer (un Un amour infini)
& Joyce Carol Oates (in Un mariage sacré)
& Ann Patchett (in Orange amère)

mardi 28 juillet 2020

Rhizomiques #47

Elle aurait pu être jolie (ou presque) à ceci près qu’elle ne portait jamais de rouge à lèvres. Si un garçon l’avait regardée, il ne l’aurait même pas vue tellement il y avait peu de choses chez elle susceptibles d’attirer l’attention d’un homme. (Nous portions toutes du rouge à lèvres – très rouge !) Et elle ne s’épilait même pas les sourcils, ce qui est à peu près le minimum qu’une fille puisse faire pour se rendre attirante.
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Il me traitait comme une personne, contrairement aux garçons de mon école, pour qui j’étais une vitre à travers laquelle ils continuaient à chercher une fille plus canon avec de plus gros seins.
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Pour moi, dans les magazines d'horreur, les meilleures couvertures, c'est celles où les nénés de la dame ne sont pas à moitié à l'air quand elle se fait attaquer par le monstre, celles-là, elles me fichent plus que la frousse. Je pense que les nénés à l'air, ça envoie un message caché genre : avoir des seins = c'est très dangereux.

JC Oates (Le petit paradis)
& Francine prose (L’été d’après)
& Emil Ferris (Moi ce que j'aime, c'est les monstres)

lundi 27 juillet 2020

Attentives #10

Il n’y a pas moins de trois miroirs, dans ce salon, mais aucun qui permette de se regarder vraiment. Le plus grand, rectangulaire, accroché à la cloison est au-dessus de la cheminée, est posé sur des tasseaux mais retenu par une corde si lâche, si mal ajustée au mur, qu’il s’incline dangereusement vers l’avant, et on ne peut donc y voir, lorsqu’on se tient debout devant la porte-fenêtre qui donne à l’ouest, séparé de la cheminée par la table basse et les canapés de cuir buñuelo-pompidoliens, que ses jambes. C’est la partie de mon corps que je déteste le plus, mais l’inclinaison même de ce miroir a tendance à affiner ce qu’il reflète, j’ai donc une très ancienne tendresse pour lui. Il faut dire que j’ai passé dans ce salon des heures (mises à bout, peut-être plusieurs dizaines), les soirs d’été, de 1984 à 1989, à attendre le moment de partir pour la discothèque d’Hauteville-sur-Mer, et sans doute jamais attaché autant d’importance à mon apparence physique, ni nourri autant de doutes à son sujet que ces soirs-là. Je savais bien que l’inclinaison […] et l’éclairage me flattaient. N’empêche. Ce sont de bons souvenirs, c’est déjà ça.

Julie Wolkenstein (in Et toujours en été)

jeudi 23 juillet 2020

Attentives #9

Et sur le chemin il m’initiait de la plus intéressante des façons. Nous étions assis quelque part et je disais :
« T’ai-je raconté la fois où Tim et moi… »
Et il disait « Ne pense pas au passé. Sois juste ici, maintenant. »
Silence.
Et je disais : « Combien de temps penses-tu que nous allons continuer ce voyage ? »
Et il disait « Ne pense pas au futur. Sois juste ici, maintenant. »
Je disais : « Tu sais, je me sens vraiment faible, mes hanches me font souffrir… »
« Les émotions sont comme des vagues. Observe-les disparaître au loin sur l’océan vaste et paisible. »
En quelque sorte il balayait tout mon jeu. À quoi se résumait mon voyage – des émotions, des expériences passées, des plans d’avenir. J’étais, ne l’oublions pas, un raconteur d’histoires.
Et donc nous restions silencieux. Il n’y avait rien à dire.
Il disait « Mange ceci » ou « Maintenant, tu peux dormir ici. » Et le reste du temps nous chantions des chants sacrés. C’était tout ce qu’il convenait de faire.
Ou il m’apprenait des postures de yoga.
Mais nous n’avions pas de conversation. Je ne savais rien de sa vie. Il ne savait rien de la mienne. Il n’était pas le moins du monde intéressé par tous les drames extraordinaires que j’avais vécus… Il était la première personne dont je ne pouvais gagner l’attention avec mes histoires. Simplement il n’en avait que faire.
Et pourtant, je ne m’étais jamais senti en si profonde intimité avec quiconque. C’était comme s’il était à l’intérieur de mon cœur.

Ram Dass (in Remember – Be Here & Now)