lundi 5 octobre 2020

Narcissus contrariata (15)

Il posa ses clés sur le meuble de l’entrée, enleva ses chaussures, alla se servir à boire dans le frigo. La table n’était pas débarrassée du petit-déjeuner, il fit la vaisselle. Il retardait encore le moment de se rendre dans la salle de bains. Plus il se remémorait sa vision du matin, plus elle lui paraissait abominable, ce visage ! Ravagé, veule, inquiet, d’une laideur à faire fuir n’importe qui. Et c’était le sien, presque, il s’y reconnaissait. Il s’y reconnaissait comme il ne s’était jamais vu, même aux pires moments de dépréciation. Et la confusion qui l’avait saisi alors, de n’être pas en face d’un reflet normalement inversé, mais doublement inversé, là c’était de la folie pure. Assis dans le canapé du salon, Jumien leva une main pour se gratter un petit bouton derrière la nuque, ce qui lui donna une idée. Il alla dans son bureau, y chercher des photos de lui, tenter de comprendre.

dimanche 4 octobre 2020

Narcissus contrariata (14)

Il aimerait bien qu’elle soit là à côté de lui devant l’entrée de l’immeuble, ou en haut à l’attendre. Il ferait peut-être mieux de ne pas rentrer seul, ou bien si, justement, ce serait préférable ? Ce serait préférable s’il s’agissait d’aller se planter devant le miroir de la salle de bains. Qu’il n’y ait pas de témoin. Puisque ce matin elle n’avait rien vu, ne l’avait pas cru. Il ne voulait pas s’effondrer une fois de plus. Car elle le quitterait. Et ce serait normal, ils n’auraient plus rien à faire ensemble. Le pire, se rappela Jumien, c’était l’impression qui l’avait assailli quand ils se regardaient ensemble dans le miroir, de n’être pas assortis. D’être à eux deux une dramatique erreur, une méprise. Lui si tordu, elle si pareille à elle-même. Il ne voulait pas revivre un tel instant. Mais il fallait aussi qu’il en ait le cœur net : qu’est-ce qui clochait avec ce miroir, si ce n’est avec lui ? Jumien s’engagea dans l’escalier comme quelqu’un qui se rend à un rendez-vous indésirable et redouté, mais qui n’a pas vraiment le choix.

samedi 3 octobre 2020

Narcissus contrariata (13)

Jumien n’était pourtant pas de ceux qui ont du mal à se retrouver avec eux-mêmes. Sylvelle lui en faisait le reproche, Parfois j’ai le sentiment que si je n’étais pas là avec toi cela te conviendrait tout aussi bien, tu ferais tes trucs de ton côté, parfois c’est comme si je n’existais pas pour toi. Mais bien sûr que si, tu existes, répondait-il, ce qui ne la satisfaisait pas du tout, J’existe mais tu ne me vois pas ! Tu me réponds mais tu restes dans ton monde dont l’accès m’est interdit, je ne sais jamais ce que tu penses, ce que tu veux, moi ou une autre ce serait pareil, moi ou pas moi ça t’est égal, ce que je peux dire tu t’en fous…  Ce que je te dis à l’instant, ça ne te dérange pas ! Alors il la prenait dans ses bras, il lui disait Calme-toi, elle lui disait Tu m’énerves, sans pour autant se dégager de leur étreinte, elle poursuivait On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec toi, tu ne parles pas assez, ou alors c’est que tu es dans le doute et il faut te remonter le moral, mais quand tu vas bien tu m’exclus, ce qui fait que je préfère quand tu ne vas pas bien, mais je déteste ça aussi car dans ces moments-là tu voudrais que je te materne et c’est exaspérant, tu comprends, tu comprends ce qui ne va pas ?

vendredi 2 octobre 2020

Narcissus contrariata (12)

La cloche avait sonné. Ils ne voyaient rien. Ni même en salle des profs, tout juste Gringoire lui avait-il dit qu’il avait une sale gueule, mais c’était sa façon habituelle de plaisanter. De suggérer qu’il avait une vie sexuelle harassante, ah, ah, qui ne lui laissait pas beaucoup de temps pour dormir la nuit. Vraiment, ils ne s’apercevaient de rien ? En se lavant les mains dans les toilettes de la brasserie où il déjeunait comme à son habitude, Jumien avait baissé le regard et plissé les paupières au maximum de façon à ne rien surprendre en reflet de lui-même.

Dans la salle il avait choisi une place sans danger, vue dégagée en biais vers le comptoir. Il y avait bien un grand miroir mais aucun risque de s’y croiser, Jumien observait le flot des clients qui entraient et sortaient innocemment du cadre. Il serait bien resté plus longtemps, tout semblait ordinaire, on ne lui prêtait pas attention.

Sylvelle lui avait téléphoné, prendre des nouvelles, s’il se « sentait mieux ». Pas d’allusion plus précise, comme pour un léger mal de gorge, mais il lui en est reconnaissant. Il reprend confiance, au point d’hésiter à redescendre aux toilettes et à se regarder en face cette fois, peut-être tout est-il revenu à la normale ? Peut-être seul le miroir de la salle de bains était-il détraqué ? Mais ce raisonnement est intenable, sorte de validation de la folie qui était apparue ce matin.

Jumien paie, sort prudemment, assure ses deux dernières heures de cours sans que rien de notable s’y produise. Enhardi, il croisa même quelques mornes regards de seconde B. Dans le métro son passe déclenche sans problème les portillons, présage encourageant. Mais il s’agit encore de retourner dans l’appartement, et même en l’absence de Sylvelle qui rentrerait plus tard, de faire preuve d’un courage inouï.

jeudi 1 octobre 2020

Narcissus contrariata (11)

Vous êtes en retard Monsieur, l’accueillit un de ces petits cons. Certes pas un fayot celui-ci, au moins cela pouvait-il être porté à son crédit, mais l'un de ces élèves qu'il avait redoutés durant toute sa scolarité, intelligent, provocateur, dont les filles étaient amoureuses. Par réflexe Jumien se redressa pour jeter un œil sur l’horloge fixée derrière son bureau. Dix heures dix. Son portable indiquait dix heures deux et il était réglé sur l’horloge atomique. Sortez vos cahiers, se contenta-t-il de répliquer, soulagé qu’ils ne se fussent aperçus de rien durant le bref moment où ils avaient pu le dévisager. Il ne les regarda pas de toute l’heure, dispensant son cours à l’oreille. Pas de réaction particulière, l’ennui ordinaire d’élèves privilégiés.

Jumien n’était pas un prof populaire. Il enseignait l’histoire en pure perte, sachant qu’il aurait fallu raconter autrement. Il aurait fallu critiquer ce qui était inscrit dans les manuels, expliquer une complexité bien plus vaste que ne le suggérait la linéarité d’événements sélectionnés, consécutifs, apparemment logiques. Puisque ceci, alors cela, misère. Il se doutait bien – ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait le coup – qu’avant son arrivée, l’élève qui l’avait apostrophé ou son voisin était grimpé sur une chaise posée sur une table pour modifier l’heure. Il pouvait même se représenter les protestations des fayots – Vous êtes immatures ! Et s’il entrait à l’instant, on recevrait tous un zéro ! Et on a déjà du retard sur le programme !

mercredi 30 septembre 2020

Narcissus contrariata (10)

Dans la rue il rasait les murs. L’intuition qu’il ne fallait pas qu’on le voie. Comme si un attroupement risquait de se former, qu’on le pointe du doigt, Regardez, regardez tous ! À la fin, il courrait tel un dératé, poursuivi par une foule hostile brandissant des fourches et des torches. Oui, c’était très réaliste. Il gardait la tête baissée, s’efforçant de ne jamais croiser sa silhouette dans une vitrine – de peur qu’elle se déplace en sens opposé du sien.

Son passe fit retentir un son aigre au moment de franchir le tourniquet du métro, comme s’il l’avait usurpé, il réessaya sans plus de réussite, finit par se contorsionner pour se dégager de l’embarras. Heureusement il était maigre, heureusement les gens derrière lui n’avaient vu que son dos, heureusement aucun contrôleur ne vint l’arrêter et le regarder en face. Si visiblement monstrueux. Mais il ne pourrait pas tenir longtemps.

Quitter l’appartement avait été déraisonnable, mais y rester l'eût été davantage, se souvint-il, du moins c’était ce qu’il avait pensé alors qu’il renonçait à téléphoner au lycée en inventant une bonne raison d’être souffrant et de ne pouvoir assurer ses cours. La seconde A remarquerait-elle quelque chose ? Est-ce que, pour une fois, il attirerait l’attention de ses élèves au-delà des quatre fayots du premier rang ?

mardi 29 septembre 2020

Narcissus contrariata (9)

Sylvelle remit le beurre dans son compartiment, d’un coup pressée de s’en aller travailler, laisser son compagnon à sa maussaderie. Autant elle pouvait être attentionnée et patiente, autant elle ne se sentait aucune vocation à lui tenir la main s’il se lançait dans une scène de lamentation déprimée, et je ne vaux rien, et je n’ai plus l’énergie, et le monde est une saloperie... Et qu’est-ce que tu fais avec moi, et heureusement que tu es là... Cela faisait longtemps, ce n’avait jamais été aussi soudain. Elle avait cru qu’il lui était arrivé quelque chose de grave cette fois, avait failli s’y laisser prendre mais non, en fait c’était toujours la même chanson. S’il n’avait pas fait suivre son reproche d’excuses désolées (« Je ne voulais pas dire ça, c’est très bien les petits pains suédois »), elle aurait été plus compréhensive, plus longtemps, mais le voir là, avachi sur une chaise de la cuisine, tête baissée, marmonnant, c’était pathétique. Elle se brûla la langue en expédiant son café, ce qui lui donna mauvaise conscience, Appelle-moi dans la journée, lança-t-elle au moment de quitter l’appartement. Jumien la regarda comme s’il ne comprenait pas ou que ce qu’elle disait n’avait aucun sens. Elle ferma la porte.