mercredi 7 octobre 2020

Narcissus contrariata (17)

Il en mourrait si elle le quittait. Encore faudrait-il qu’il survive à sa prochaine confrontation avec le miroir. Jumien s’ébouriffa les cheveux pour être plus présentable. Plus naturellement déstructuré, afin d’amenuiser le choc attendu. Ferait-il mieux de préparer un sourire, ou serait-ce au contraire une idée désastreuse ? Il se sentait comme avant un premier rendez-vous, nerveux, appréhendant d’être jugé. Il attendait devant la porte de la salle de bains comme s’il avait frappé, comme si quelqu’un allait lui dire « Entrez ! ». Enfin il eut pitié de son propre trouble, tourna vivement la poignée, se planta face à lui-même.

Pendant un instant rien ne se passa, rien de plus qu’un échange de regards circonspects, l’échange d’un seul regard. On aurait dit que tout était normal, hormis l’anxiété perceptible dans cette pièce étroite, sans échappatoire. Puis Jumien sentit un léger tic relever le coin gauche de sa bouche… et tout se détraqua à nouveau. Il ouvrit grand la bouche pour respirer, il implora une stabilité qu’il était le premier incapable de tenir, il émit un son misérable qui se répercuta contre les murs carrelés : ce visage en face de lui était impossible. Jumien ne pouvait en détacher ses yeux cependant, fasciné, horrifié, affligé par une parodie de lui-même qui tout en étant autre paraissait non moins affligée, horrifiée, fascinée. Il n’osa pas lever un bras, c’était déjà suffisamment pénible, même à peu près immobile ce Jumien bougeait en dépit du bon sens. Son visage grotesque révélait l’envers de celui qu’il avait cru être depuis toujours, c’était d’une impudeur insoutenable bien que sans autre témoin que soi. Une fracture catastrophique de la connaissance que Jumien avait de lui-même. Que restait-il à comprendre après ça ? Quoi rassembler, comment réparer les morceaux ? Qui pouvait-il continuer à être désormais ?

mardi 6 octobre 2020

Narcissus contrariata (16)

Elles étaient dispersées dans des placards, des tiroirs, des chemises. Sur l’ordinateur bien évidemment, mais il préférait éviter les écrans réfléchissants.  Le temps d’en avoir le cœur net : son grain de beauté était apparu à l’adolescence, là, sur la joue gauche. Lors de l’anniversaire de ses dix-huit ans, il s’apprêtait à souffler les bougies. Il avait l’air si jeune, si vulnérable... Si peu armé pour affronter le monde. Pas très malin non plus... Mais le grain de beauté était à gauche, c’était une preuve ! À moins que les photographies les plus innocentes ne soient truquées elles aussi ? Soudain Jumien ne savait plus, est-ce qu’une photographie inversait la réalité comme un miroir ? Y avait-il un correcteur d’inversion ? Il laissa retomber la photo, découragé. C’était sa mère qui l’avait prise. Il y avait peu de photos de Sylvelle et de lui. Des centaines de Sylvelle, contenues ailleurs – dans le disque dur de l’ordinateur. Ils ne demandaient pas qu’on les photographie ensemble. Ils ne faisaient pas de selfies. C’était une preuve aussi, par l’absence, mais une preuve de quoi ? Il appréciait qu’elle ne soit pas jeune au point de faire des selfies mais il se sentait vieux avec son réflex qui ne faisait pas téléphone. Qu’est-ce que cela disait de leur relation ? Ils n’avaient pas besoin de photos d’eux ensemble. Il avait besoin d’elle, oh comme il en avait besoin ! C’était une évidence, pire : une urgence. Où était-elle ? Fallait-il l’attendre ?

lundi 5 octobre 2020

Narcissus contrariata (15)

Il posa ses clés sur le meuble de l’entrée, enleva ses chaussures, alla se servir à boire dans le frigo. La table n’était pas débarrassée du petit-déjeuner, il fit la vaisselle. Il retardait encore le moment de se rendre dans la salle de bains. Plus il se remémorait sa vision du matin, plus elle lui paraissait abominable, ce visage ! Ravagé, veule, inquiet, d’une laideur à faire fuir n’importe qui. Et c’était le sien, presque, il s’y reconnaissait. Il s’y reconnaissait comme il ne s’était jamais vu, même aux pires moments de dépréciation. Et la confusion qui l’avait saisi alors, de n’être pas en face d’un reflet normalement inversé, mais doublement inversé, là c’était de la folie pure. Assis dans le canapé du salon, Jumien leva une main pour se gratter un petit bouton derrière la nuque, ce qui lui donna une idée. Il alla dans son bureau, y chercher des photos de lui, tenter de comprendre.

dimanche 4 octobre 2020

Narcissus contrariata (14)

Il aimerait bien qu’elle soit là à côté de lui devant l’entrée de l’immeuble, ou en haut à l’attendre. Il ferait peut-être mieux de ne pas rentrer seul, ou bien si, justement, ce serait préférable ? Ce serait préférable s’il s’agissait d’aller se planter devant le miroir de la salle de bains. Qu’il n’y ait pas de témoin. Puisque ce matin elle n’avait rien vu, ne l’avait pas cru. Il ne voulait pas s’effondrer une fois de plus. Car elle le quitterait. Et ce serait normal, ils n’auraient plus rien à faire ensemble. Le pire, se rappela Jumien, c’était l’impression qui l’avait assailli quand ils se regardaient ensemble dans le miroir, de n’être pas assortis. D’être à eux deux une dramatique erreur, une méprise. Lui si tordu, elle si pareille à elle-même. Il ne voulait pas revivre un tel instant. Mais il fallait aussi qu’il en ait le cœur net : qu’est-ce qui clochait avec ce miroir, si ce n’est avec lui ? Jumien s’engagea dans l’escalier comme quelqu’un qui se rend à un rendez-vous indésirable et redouté, mais qui n’a pas vraiment le choix.

samedi 3 octobre 2020

Narcissus contrariata (13)

Jumien n’était pourtant pas de ceux qui ont du mal à se retrouver avec eux-mêmes. Sylvelle lui en faisait le reproche, Parfois j’ai le sentiment que si je n’étais pas là avec toi cela te conviendrait tout aussi bien, tu ferais tes trucs de ton côté, parfois c’est comme si je n’existais pas pour toi. Mais bien sûr que si, tu existes, répondait-il, ce qui ne la satisfaisait pas du tout, J’existe mais tu ne me vois pas ! Tu me réponds mais tu restes dans ton monde dont l’accès m’est interdit, je ne sais jamais ce que tu penses, ce que tu veux, moi ou une autre ce serait pareil, moi ou pas moi ça t’est égal, ce que je peux dire tu t’en fous…  Ce que je te dis à l’instant, ça ne te dérange pas ! Alors il la prenait dans ses bras, il lui disait Calme-toi, elle lui disait Tu m’énerves, sans pour autant se dégager de leur étreinte, elle poursuivait On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec toi, tu ne parles pas assez, ou alors c’est que tu es dans le doute et il faut te remonter le moral, mais quand tu vas bien tu m’exclus, ce qui fait que je préfère quand tu ne vas pas bien, mais je déteste ça aussi car dans ces moments-là tu voudrais que je te materne et c’est exaspérant, tu comprends, tu comprends ce qui ne va pas ?

vendredi 2 octobre 2020

Narcissus contrariata (12)

La cloche avait sonné. Ils ne voyaient rien. Ni même en salle des profs, tout juste Gringoire lui avait-il dit qu’il avait une sale gueule, mais c’était sa façon habituelle de plaisanter. De suggérer qu’il avait une vie sexuelle harassante, ah, ah, qui ne lui laissait pas beaucoup de temps pour dormir la nuit. Vraiment, ils ne s’apercevaient de rien ? En se lavant les mains dans les toilettes de la brasserie où il déjeunait comme à son habitude, Jumien avait baissé le regard et plissé les paupières au maximum de façon à ne rien surprendre en reflet de lui-même.

Dans la salle il avait choisi une place sans danger, vue dégagée en biais vers le comptoir. Il y avait bien un grand miroir mais aucun risque de s’y croiser, Jumien observait le flot des clients qui entraient et sortaient innocemment du cadre. Il serait bien resté plus longtemps, tout semblait ordinaire, on ne lui prêtait pas attention.

Sylvelle lui avait téléphoné, prendre des nouvelles, s’il se « sentait mieux ». Pas d’allusion plus précise, comme pour un léger mal de gorge, mais il lui en est reconnaissant. Il reprend confiance, au point d’hésiter à redescendre aux toilettes et à se regarder en face cette fois, peut-être tout est-il revenu à la normale ? Peut-être seul le miroir de la salle de bains était-il détraqué ? Mais ce raisonnement est intenable, sorte de validation de la folie qui était apparue ce matin.

Jumien paie, sort prudemment, assure ses deux dernières heures de cours sans que rien de notable s’y produise. Enhardi, il croisa même quelques mornes regards de seconde B. Dans le métro son passe déclenche sans problème les portillons, présage encourageant. Mais il s’agit encore de retourner dans l’appartement, et même en l’absence de Sylvelle qui rentrerait plus tard, de faire preuve d’un courage inouï.

jeudi 1 octobre 2020

Narcissus contrariata (11)

Vous êtes en retard Monsieur, l’accueillit un de ces petits cons. Certes pas un fayot celui-ci, au moins cela pouvait-il être porté à son crédit, mais l'un de ces élèves qu'il avait redoutés durant toute sa scolarité, intelligent, provocateur, dont les filles étaient amoureuses. Par réflexe Jumien se redressa pour jeter un œil sur l’horloge fixée derrière son bureau. Dix heures dix. Son portable indiquait dix heures deux et il était réglé sur l’horloge atomique. Sortez vos cahiers, se contenta-t-il de répliquer, soulagé qu’ils ne se fussent aperçus de rien durant le bref moment où ils avaient pu le dévisager. Il ne les regarda pas de toute l’heure, dispensant son cours à l’oreille. Pas de réaction particulière, l’ennui ordinaire d’élèves privilégiés.

Jumien n’était pas un prof populaire. Il enseignait l’histoire en pure perte, sachant qu’il aurait fallu raconter autrement. Il aurait fallu critiquer ce qui était inscrit dans les manuels, expliquer une complexité bien plus vaste que ne le suggérait la linéarité d’événements sélectionnés, consécutifs, apparemment logiques. Puisque ceci, alors cela, misère. Il se doutait bien – ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait le coup – qu’avant son arrivée, l’élève qui l’avait apostrophé ou son voisin était grimpé sur une chaise posée sur une table pour modifier l’heure. Il pouvait même se représenter les protestations des fayots – Vous êtes immatures ! Et s’il entrait à l’instant, on recevrait tous un zéro ! Et on a déjà du retard sur le programme !