mercredi 20 janvier 2021

Rhizomiques #61

Madame Raevens, c’est le deuxième emploi correspondant à votre niveau d’études que vous refusez. Vous l’avez dit vous-même, c’est dur en ce moment. Alors, s’adapter, c’est la seule manière de s’en sortir. Et si vous ne voulez pas vous en sortir, nous ne pouvons pas pourvoir à votre refus de travailler en continuant à vous verser les indemnités. Mais, monsieur, j’ai à ma charge une petite fille. J’ai travaillé toute ma vie. Je ne peux pas ne rien faire, mais je ne peux pas faire n’importe quoi. Aider les jeunes à trouver du travail, c’est faire n’importe quoi, d’après vous ? Je n’ai pas dit ça, je vous explique simplement que je suis graphiste, que je crée des univers visuels, que j’habille des espaces imagés, que je crée des logos. J’ai quelques compétences en dessin, mais peu, et je pourrais éventuellement me satisfaire d’un poste de maquettiste, mais, vraiment, conseiller les jeunes pour leur carrière et régler leurs problèmes de logement ou de santé, je ne le pourrai pas ! Ne vous énervez surtout pas, madame Raevens. Nous sommes là pour discuter, pas pour élever le ton. J’entends bien votre refus de vouloir rencontrer cette directrice de la mission locale à Fontenay-sous-Bois. La rencontre ne vous engageait à rien mais, même ça, vous le refusez. D’accord, j’en prends note. Nous nous verrons le mois prochain et examinerons votre situation à ce moment-là. J’espère pour vous que vous aurez progressé dans votre recherche d’emploi. Je ne vous cache pas que si, d’ici là, rien n’a avancé et que, de mon côté, je trouve un poste qui pourrait vous correspondre, il vous sera difficile de m’opposer un refus.
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« Natasha, bienvenue au pôle chômage.
- Merci de m’y accueillir, répond Natasha.
- Tu es le numéro 32. Il n’y a rien à faire, hormis coopérer, c’est clair ?
- Très clair.
- Dans la case handicaps, tu as noté un "trouble non spécifié".
- Oui.
- Dans la case parcours professionnel, tu as noté "néant".
- Correct.
- Dans la case une raison qui m’empêche de travailler, tu as inscrit : "Je suis fatiguée de me comporter normalement".
- Ça m’est apparu après avoir mûrement réfléchi à la question.
- Natasha, tu dois faire les choses à notre façon.
- Non.»

Nathalie Kuperman (in Les raisons de mon crime)
& Nicole Flattery (in L’avortement. Une histoire d’amour)

jeudi 14 janvier 2021

Vivaces #29

Le style n’est nullement un enjolivement comme croient certaines personnes, ce n’est même pas une question de technique, c’est – comme la couleur chez les peintres – une qualité de la vision, la révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres.

Marcel Proust (entretien paru dans Le Temps, 1913)

Car il faut, pour parvenir à découvrir sa vraie nature de peintre, l’expression de sa personnalité particulière, son langage pictural à soi, qui fait que l’on reconnaît immédiatement la main de tel ou tel artiste – comme on doit trouver sa "voix" en littérature – il faut d’abord "arrêter de peindre comme on aimerait peindre". C’est-à-dire faire fi de ses admirations, de ses maîtres, et même de ses goûts – car le langage pictural qui ressemblera le mieux à ce que vous avez profondément à exprimer, votre "voix" unique, ne ressemblera peut-être pas à ce qui vous séduit le plus.

Anny Duperey (in Le rêve de ma mère)

L'artiste doit être aveugle vis-à-vis de la forme "reconnue" ou "non-reconnue", sourd aux enseignements et aux désirs de son temps. Son œil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la nécessité intérieure.

Vassily Kandinsky (in Du Spirituel dans l'Art)

L’acte de peindre est, avant tout, une prise de possession sensuelle de l’univers : une sorte d’identification se produit entre vous et ce que vous cherchez à capturer par l’action de peindre. Le peintre se travestit sensuellement en ce qu’il peint. Il devient femme pomme fleur lumière, je ne connais pas de communion plus complète – à part la fusion de l’amour. Peindre c’est aimer.

Serge Rezvani (in Le testament amoureux)

lundi 11 janvier 2021

Attentives #15

Au-dessus des montagnes, le ciel était vide de tout nuage, bleu sombre comme un désir sans fin. 
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Le préposé aux choses du ciel avait dû mettre le bleu au rancart et placarder cet horrible blanc sale tel un revêtement bâclé.
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L'horizon est crasseux, une ligne de fusain brouillée, sous un ciel laiteux à lui jeter une poignée de corn-flakes au visage.
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(…) dans l’attente du premier soleil mou et sans force, la pâle semoule de huit heures et demie qui descend d’un ciel épuisé, qui ne descendrait pas, car il allait pleuvoir comme tous les jours. 
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Les nuages de l’ouest se divisaient et se subdivisaient en flocons roses qui se nuançaient de teintes d’une indicible délicatesse, et l’air était animé d’une telle vie et d’une telle douceur que rentrer à l’intérieur des murs était une souffrance.

Edward Abbey (in Le gang de la clé à molette)
& Barbara Kingsolver (in Dans la lumière)
& Pierric Bailly (in Michael Jackson)
& Julio Cortazar (in Marelle)
& Ralph Waldo Emerson (in Nature)

vendredi 8 janvier 2021

Attentives #14

Le ciel ressemblait à une peau d’éléphant tendue au-dessus de la ville.
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Le ciel se gorgeait de silence violet.
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Dehors, le ciel semble du même bleu marine passé qu’une robe en velours que Cora portait naguère, moucheté d’étoiles.
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Les collines soudain embrasées ouvrirent leur danse ronde autour des champs et le soleil rouge sauta dans le ciel avec un hennissement de cheval.
 
Michael Christie (in Un compagnon idéal)
& Jerzy Andrzejewski (in Les portes du paradis, cité par Valeria Luiselli in Archives des enfants perdus)
& Robin MacArthur (in La longue route vers la joie)
& Jean Giono (in Le Chant du monde)

lundi 4 janvier 2021

Rhizomiques #60

Sonny était un bon coup. Elle n’avait pas besoin de lui dire que son sein droit était plus sensible au toucher que le gauche ; qu’elle aimait commencer sous lui et finir sur lui ; que les paroles salaces, ce n’était pas son truc – ça pouvait la mettre tellement mal à l’aise qu’il fallait qu’elle éclate de rire – pas plus que les pratiques hard, même si certains hommes pensaient qu’une femme comme elle devait apprécier ce genre de choses. De son côté, elle savait ce que Sonny aimait et n’aimait pas : elle savait qu’il aimait faire l’amour sur son canapé parce qu’il pouvait voir leur reflet dans la porte en verre du meuble télé, et elle savait aussi qu’il ne voulait pas qu’elle sache qu’il regardait leur reflet, que si elle l’observait en train de le faire, il détournait la tête ou fermait les yeux. Cette pudibonderie le rendait encore plus attachant. Ça et le désir qu’il avait, la plupart du temps, de la tenir tendrement dans ses bras après, de refuser de la voir se rhabiller et rentrer précipitamment chez elle.
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L’amour et le sexe provoquent tous les deux une mutation, tout comme je pense que le désir n’est pas un manque mais un surplus d’énergie – une claustrophobie à l’intérieur de sa propre peau.
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Pendant ce temps, le corps de Pauline vivait de magnifiques soubresauts sous les assauts de Polo. Pauline n’aimait à penser à rien d’autre quand elle faisait l’amour. Elle aimait le corps de ce type, son regard dont elle essayait de percer les secrets alors qu’il allait en elle, livrant sa jeunesse à grands coups de reins, petites étoiles de bonheur, petits cristaux d’harmonie, un frisson, et puis plus rien. Pauline aime caresser le visage de Polo. Elle aime bien aussi quand ses doigts effleurent les lèvres de son homme, remontent le long de ses joues, touchent ses tempes, passent lentement dans ses cheveux, tu es beau, alors ses mains ramènent le visage de Polo entre ses seins, un souffle, l’amour, l’amour, et surtout ne rien ajouter après.
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Nous inventions des voluptés d’une tendresse exquise d’où nous revenions avec des rires de reconnaissance et nous parlions parlions encore, nous construisions par la parole les fragiles échafaudages sur lesquels se posaient les oiseaux fous de nos élans, de nos soifs, de toutes les pulsions passionnées qui nous précipitaient l’un vers l’autre, contre toute raison, avec la seule force de notre sensualité, notre hâte de compréhension et l’orgueil de l’amour.
 
Holly Goddard Jones (in Kentucky Song)
& Chris Kraus (in I love Dick)
& Daniel Benatar (in La fièvre de l'ouest)
& Danièle Rezvani (citée par Serge Rezvani in Le testament amoureux)

mercredi 30 décembre 2020

Rhizomiques #59

Elle se leva pour aller se verser un verre de vin : elle en but une petite gorgée, avant de poser le verre sur le rebord de la fenêtre. Elle se tint ensuite face à lui, elle ne savait pas ce qu’elle voulait – voulait-elle l’embrasser pour lui souhaiter bonne nuit, ou bien désirait-elle parler encore un peu, lui reprendre la main un moment – si bien qu’au bout du compte, tout ce qu’elle fut capable de dire fut : « Bonne nuit ! » – cette minceur de la langue résonnant comme une moquerie, quelques mots devaient remplacer tout ce qu’elle ne savait pas – et elle s’engagea dans le couloir pour regagner sa chambre. 

Il resta près du feu encore un moment, il écoutait le martèlement de son propre cœur – des soulèvements et des bonds terrifiants. Quelque chose, comme la possibilité de la joie, presque de la joie, même. Il n’avait jamais imaginé que cet emballement du cœur puisse lui revenir – ni qu’il désirait un tel emballement.

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Le premier jour où je l’ai vue, j’ai tout de suite compris que ce qui m’arrivait était insensé. En tout cas, je n’aurais jamais cru… Oui, ce jour-là, j’ai rencontré l’être dont la contemplation pouvait déjà à elle seule me combler. Ses traits, la façon dont elle bougeait, dont elle baissait les paupières, la façon dont elle se servait de son corps, la façon qu’elle avait aussi de rester immobile (…). A mesure je découvrais des détails qui me ravissaient, des choses qui pour d’autres auraient été insignifiantes, et chaque fois c’était un nouveau coup au cœur. Je me disais : pas possible, tout ça réuni dans un seul être… quoi, des conneries quand on les formule, mais dans le flot de la pensée si évidentes si désespérantes… Ah ! tout ça est trop fragile.

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Chaque détail de sa personne m’était un émerveillement, et lorsqu’il était en face de moi, j’étais dans la contemplation stupéfaite de ses poignets, de ses doigts, du lobe de ses oreilles, du creux bleuté de ses paupières. J’aurais voulu être de l’eau pour pouvoir l’épouser entièrement.

Parfois, quand j’étais seule chez moi, j’étais si emplie de l’amour que j’éprouvais pour lui que je m’allongeais par terre, dans ma chambre ou au milieu du salon, et là, étendue, je ne faisais rien d’autre que me laisser traverser par cet amour. Dans ces moments, je me sentais à la fois fébrile et calme, tout mon être tremblait de joie, ma pensée était une plaine baignée de soleil.

Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)
& Rezvani (in Les années Lula)
& Florence Seyvos (in Une bête aux aguets)

lundi 28 décembre 2020

Rhizomiques #58

Un ours blanc ! Fort bien. En ai-je jamais vu un ? Se pourrait-il que j’en eusse jamais vu un ? Ai-je jamais dû en voir un ? Ou puis-je jamais en voir un ?
Que n’ai-je vu un ours blanc ! (Car comment puis-je me le représenter ?)
Si je devais voir un ours blanc, que devrais-je dire ? Si je ne devais jamais voir un ours blanc, que s’en ensuivrait-il ? 
Si je n’ai jamais vu, ne puis, ne dois jamais voir ni ne vois jamais un ours blanc vivant, n’ai-je jamais vu la peau d’un seul ? N’en ai-je jamais vu le portrait ? – ni la description ?  
N’ai-je jamais rêvé d’un seul ? 
Est-ce que mes père, mère, oncle, tante, frères et sœurs ont jamais vu un ours blanc ? Que donneraient-ils pour en voir un ? Comment se comporteraient-ils ? Comment l’ours blanc se serait-il comporté ? Est-il sauvage ? Apprivoisé ? Terrifiant ? A-t-il le poil hérissé ? Ou lissé ? 
L’ours blanc vaut-il la peine d’être vu ?
N’y a-t-il point d’inconvenance à cela ?
Vaut-il mieux qu’un noir ?

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Elle rêva qu’un homme s’était mis à l’espionner, qui désirait son pauvre vieux corps. Ce rêve était dérangeant, mêmes sil apportait aussi d’étranges moments de plaisir – et, quand elle se réveillait le matin, elle trouvait des traces de nez et de pattes sur sa vitre, là où un ours noir s’était tenu pour essayer de voir à l’intérieur. Elle ne parla à personne de ce rêve et, toute seule, elle se mit à installer de la nourriture sur la table de jardin qui se trouvait derrière le magasin, elle préparait un décor pour l’ours, comme un enfant organiserait un goûter pour un invité imaginaire. Cela n’avait rien d’imaginaire, cependant, parce que, chaque matin, quand elle allait à sa fenêtre, elle voyait que la nourriture avait disparu, que l’assiette était nettoyée, ce qui fait qu’elle se retrouvait la nuit, éveillée, en train d’attendre l’ours – elle tendait l’oreille pour percevoir le bruit de la tasse et de la soucoupe en porcelaine quand il lapait le lait – mais cet ours était très précautionneux et n’arrivait que lorsqu’il entendait Helen ronfler, si bien qu’elle n’assistait à sa venue que dans ses rêves ; elle se réveillait de plus en plus tôt le matin, dans l’espoir de l’apercevoir, mais en vain ; elle s’émerveillait toutefois de la persistance de l’espoir et du désir, même sous un épiderme aussi ancien que le sien.


Laurence Sterne (in La Vie et les Opinions de Tristram Shandy)
& Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)