jeudi 22 juillet 2021

Rhizomiques #76

Sur un des murs du fond, saint Georges terrassait un dragon, sa lance lui transperçant la poitrine, le sang rouge coulant sur le ventre écailleux. Si l’on était capable de croire en Dieu, ce n’était sûrement pas difficile de croire aux dragons.
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Nous étions à moins d’un mile de la côte quand un marin attira mon attention sur un animal extravagant, grand comme un bœuf, avec un museau de chien et des nageoires comme celles d’un phoque. Le marin me dit que, dans le fleuve Amazone, on trouvait aussi beaucoup de ces créatures étonnantes, et qu’on leur donnait là-bas le nom de poisson-bœuf ou manati. Il me dit aussi que les femelles allaitaient leurs petits au sein, comme de vraies femmes, tout en chantant, et que leur chant était si beau et si triste qu’il arrivait souvent que celui qui les écoutait devînt fou.
De ces animaux, que certains appellent aussi poisson-femme, est peut-être né le mythe des sirènes, avec lequel les marins aiment terrifier le vulgus, et il est lamentable que de nombreux auteurs respectables défendent encore aujourd’hui une si grande aberration. Dieu, puisque Dieu il y a, n’insufflerait jamais la vie à une si grossière contradiction, car il me semble que cela soit une tâche impossible que d’harmoniser la perfection de la femme, sa peau si douce et parfumée, avec la bestialité d’un poisson.
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- Le sang de limace remplace le sang de dragon ? demanda Olearius.
- Non, dit Kircher avec indulgence. La bile de dragon.
- Et qu’est-ce qui vous amène ici ?
- La substitution a ses limites. Le pestiféré choisi pour notre expérience est mort malgré la décoction, ce qui prouve clairement que du vrai sang de dragon l’aurait guéri. Il nous faut donc un dragon et c’est dans le Holstein que vit le dernier dragon du Nord.
(…)
- Est-ce qu’on l’a déjà aperçu, ce dragon ?
- Bien sûr que non. Un dragon qu’on aurait aperçu serait un dragon qui ne dispose pas de la qualité principale de son espèce – à savoir être introuvable. C’est précisément la raison pour laquelle on doit afficher le plus grand scepticisme face aux récits de ceux qui prétendent avoir vu un dragon, car un dragon qu’on peut apercevoir serait déjà a priori considéré comme un dragon qui n’en est pas vraiment un.
Olearius se frotta le front.
- Dans cette contrée, l’existence d’un dragon n’a visiblement jamais été confirmée.  Par conséquent, je suis absolument certain qu’il y en a un.
 
Louise Welsch (in La fille dans l’escalier)
& José Eduardo Agualusa (in La reine Ginga - et comment les Africains ont inventé le monde)
& Daniel Kehlmann (in Le roman de Tyll Ulespiègle)

jeudi 15 juillet 2021

Rhizomiques #75

Si je te demande de penser à un éléphant… allez, faisons une expérience. Pense à un éléphant. Que vois-tu ? Qu’as-tu à l’esprit ?
Un éléphant. J’ai un éléphant à l’esprit, répondis-je.
Maintenant, pense au nombre quinze.
Après un silence, il demanda : A quoi penses-tu ?
Au nombre quinze.
Faux. Tu as dans ton esprit l’image des nombres un et cinq, de quinze, n’est-ce pas ?
Exact.
Ce n’est pas le nombre quinze mais une représentation de lui.
Mais n’importe quel mot n’est-il pas une représentation de la chose elle-même ?
Si, mais je ne te demande pas de penser aux mots ; je te demande de penser à des choses – un éléphant et le nombre quinze. Et quand tu penses à quinze, un-cinq, tu ne penses pas au nombre – tu penses à une représentation de ce nombre. Autrement dit, tu penses à quelque chose qui exige de toi le recours à un code entièrement distinct afin de percer son mystère – dans ce cas, le code est le système décimal. Pense de nouveau à un, suivi de cinq. Cela n’a de sens que comme représentation du nombre quinze et à condition d’être dans le système décimal. Mais où est le code dans l’image de l’éléphant ? Tu pensais à un éléphant particulier, l’éléphant dans ton esprit. Pour le nombre quinze, tu as dû te contenter des numéros un et cinq. C’est comme si les nombres disaient : pour nous voir un tant soit peu, pour discerner un certain visage de nous, il faut que tu choisisses.
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J’avais beau user, croyais-je de toute la discrétion possible, elle repérait toujours ma silhouette furtive, un pan de mon manteau couleur muraille, mon ombre dans une encoignure. Je n’attendais rien d’elle, je ne voulais que la suivre en douce, en secret, en cachette, mais toujours, donc, elle me surprenait en se retournant brusquement, se plaignait de moi, me montrait les dents, menaçait d’alerter la police. 
Alors, je changeai de tactique. Auprès d’un vieil Indien, je m’initiai à l’art du cornac et, dans une animalerie clandestine des bas quartiers, à la tombée du soir, je fis l’emplette d’un éléphant.
Et c’est dans cet équipage, à califourchon sur l’échine de Soliman, que je repris ma filature quotidienne. Elle ne s’en offusqua plus car elle ne s’en avisa jamais : comment imaginer, en effet, qu’un éléphant vous suit ? 
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Le ciel ressemblait à une peau d’éléphant tendue au-dessus de la ville.
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Parfois, son genou gauche frôlait mon genou droit, comme deux éléphants qui se touchent le front. Mais juste le temps que ça puisse passer pour un salut d’éléphant, pas plus. 
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Je m’étonne de ne pas avoir écrit plus régulièrement sur le sexe, cet éléphant enfermé dans la chambre de ma tête.
 
Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons
& Éric Chevillard (in L’autofictif du 26 mars 2021)
& Michael Christie (in Un compagnon idéal)
& Chris Kraus (in Sommerfrauen, Winterfrauen)
& Pablo Casacuberta (in Une santé de fer)

jeudi 8 juillet 2021

Rhizomiques #74

Le prêtre drapa une étoffe sur le calice et tous les yeux se posèrent sur lui alors qu’il s’apprêtait à transformer le vin doux en sang du Christ. Au-dessus, Jésus levait les yeux au ciel depuis sa croix, avec l’air de vouloir maudire ce père qui l’avait cloué là.
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En regardant le Christ, je vis, au lieu de ses chevilles croisées, les pilons soigneusement pliés d’un poulet rôti. Je cessai de le contempler.
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Une fois, je suis entré dans une église avec une bouteille dans la main et j’ai voulu allumer un cierge mais j’ai pas pu à cause que j’étais trop bourré et je me suis cramé le doigt avec les allumettes. Après ça, le prêtre m’a fait agenouiller et m’a demandé de prier. Moi, j’ai regardé ce bon vieux Christ cloué sur sa croix. Derrière lui, il y avait un beau vitrail et j’ai dit : « Mon vieux, je bousille ma vie tous les jours que tu veux bien me donner et je voudrais que tu me dises pourquoi. » Et j’ai attendu, j’ai attendu et je n’ai pas eu de réponse… J’ai attendu des heures et le prêtre en a eu assez. Il est venu me relever et m’a demandé pourquoi je restais là à attendre. Alors je lui dis que j’attends ma réponse et le prêtre me demande si je me rappelle avoir fait une bonne action, une fois dans ma vie, et je cherche, je cherche et je me souviens d’une toute petite chose. Je dis : « Oui, mon père, à huit ans j’ai planté un arbre. » Et voilà pas que le sourire du pasteur s’éclaire d’une lumière que j’ai jamais pu oublier. La vraie lumière de Dieu qui a glissé sur ses lèvres. Ses lèvres ont dit comme ça : « Alors tu peux aller en paix mon fils, tu n’as pas échoué, non, tu n’as pas raté ta vie. » Tout ça à cause d’un tout petit arbre que j’avais planté du temps que j’étais gosse ! Et cet arbre a sauvé toute ma vie. J’étais heureux ce jour-là, j’ai dit au prêtre : « Vous devriez être Dieu à la place de Dieu. » Et je suis sorti de l’église pour me payer une bouteille.
(...) Maintenant j'attends les émissaires de Dieu. Y viendront me faire la peau dans pas si longtemps. Parce que je n'ai pas compris ce que m'avait dit le pasteur, ce jour-là. Je n'ai pas replanté d'autres arbres.
 
Louise Welsch (in La fille dans l’escalier)
& Jennifer Egan (in Sacré-Cœur)
& Benatar (in La fièvre de l'Ouest)

jeudi 1 juillet 2021

Rhizomiques #73

J'imagine parfois que je sens la Terre interrompre sa rotation et prendre le temps de nous observer, comme pour nous demander : Mais bon Dieu, vous vous prenez pour qui ?
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Le boum du mur du son écrase le crâne d'un bébé vison. Nous le savons. Est-ce que ça ne suffit pas ?
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J’entends le brutal vlamm-BANG ! d’un jet qui passe le mur du son, déchirant le ciel. Une détonation qui vous arrête le cœur. 
(…) Imaginez qu’un pauvre couple de mouflons ait été en train de copuler, sur le point de jouir, quand cet androïde casqué a franchi le son dans sa machine volante. Ça aurait pu stériliser ces pauvres bougres pour toujours, ou pire encore, leur faire concevoir quelque mutant de mouflon monstrueux, une bête à cornes d’aluminium, sabots de bakélite et toison en dacron. Je ne plaisante pas. Si la vie des choses naturelles, vieille de millions d’années, n’est pas sacrée pour nous, alors qu’est-ce qui peut l’être ? La seule vanité humaine ? Le mépris du monde naturel implique le mépris de la vie. A dominer la nature on domine la nature humaine. Tout devient possible. Autorisé. Nous retournons encore une fois aux cultures cauchemardesques d’Hitler, Staline, Philippe II, Montezuma, Caligula, Héliogabale, Hérode, et des pharaons ; le Christ s’est sacrifié pour rien.
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Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde.
 
Rick Bass
Jim Harrison (in Wolf)
Edward Abbey (in Un fou ordinaire)
Blaise Pascal

mercredi 23 juin 2021

le soleil joue avec ton ombre

19 juillet 2020

Jour 4

On ne joue jamais seul. Même en solitaire, même en patience, même au hasard. Il y a toujours un sentiment d’altérité, fût-elle fantasmatique.

Cette fois-ci, pour ton dernier jour, tu t’offres le grand tour. La montée abrupte le matin, à flanc de cascade, les quelques randonneurs essoufflés tu les dépasses en courant.

(Tu n’imagines pas être à l’avenir – quel avenir ? – moins bondissant, plus fatigué encore que tu ne l’étais à ton arrivée, et devoir lever les yeux vers ton ancien toi.)

Le premier refuge, tu le snobes, ne veux rien voir, rien entendre, tu continues ta course dans le vallon, traverse le torrent, grimpe encore jusqu’au prochain plateau.

Là tu t’arrêtes, tu bois de l’eau. Tu t’imprègnes par toutes les cellules de ton corps de ce spectacle caché, ce cirque inaltérable de montagnes.

Puis tu continues, c’est de plus en plus beau, cela ne saurait s’altérer de mémoire d’homme, tu te raccroches à cette pensée. Tu surplombes un lac.

Le refuge au bord du lac tu n’en veux pas non plus, il y a moyen de longer une ligne de crête, dans les éboulis. Tu penses aux amies, tu leur raconteras.

Tu penses à un livre que tu écriras – tu t’arrêtes pour prendre des notes. Tu repars, te souvenant de respirer au rythme de l’ici et du maintenant.

À l’approche d’un nouveau col tu penses à ceux qui sont morts, tu imagines qu’ils t’aiment encore. Les fleurs abondent. Ici même, il y a plusieurs années, sous l’orage tu as prié.

Tu as demandé un surcroît d’existence – des choses utiles à faire. Voilà un jeune couple et leurs deux enfants, ils guettent les bouquetins, ils sont magnifiques.

Dans une autre vie cela se serait passé ainsi pour toi aussi. Les névés sont épais, cette fois tu as pris tes bâtons métalliques pour ne pas glisser.

Le troisième refuge te surprend, juste en devers du col, une serveuse masquée apporte des sodas à des corps avachis, huilés de soleil. Ils sont horribles, tu t’enfuis.

                        

Il ne s’agit plus que de redescendre, tu ralentis. Tu n’es pas pressé. Une autre fois tu es rentré à la nuit, tu avais vu davantage d’animaux. Là ce sont surtout des marmottes.

Deux marmottons jouent à la bagarre, dévalant et remontant sans fin un talus. Tu t’approches pas à pas. Le jeu et l’autre, telle est l’évidence, tu médites un moment.

Le soleil couche ton ombre en arrière de toi. Une autre fois tu avais croisé un serpent. Cette nuit tu dormiras près de la cascade. Le lendemain tu t’en iras.

lundi 21 juin 2021

le poil misanthrope

18 juillet 2020

Jour 3

Les gens…

(L’issue logique de l’humanité est sa destruction. C’était fascinant cette aventure de l’intelligence, elle était merveilleuse cette planète, mais soyons raisonnables : il est temps d’arrêter le massacre. Qu’elle crève donc, l’humanité !)

Certes tu es sans doute un poil misanthrope…

Mais tu t’offres cinq jours de vacances annuelles pour ne plus les entendre... Tu pars dans les montagnes à près de 3000 mètres d’altitude… Au bout de trois jours cela commence à faire effet, tu es moins déprimé, un peu apaisé… Trois jours sans informations, sans échanges ineptes, sans trop de laideur dans les oreilles, les yeux, le nez… Ce troisième jour tu n’as croisé personne depuis des heures, tu descends d’un col, cherches un bon endroit pour faire une pause… Tu le choisis avec soin, des rochers plats au milieu des rhododendrons, le soleil dans le dos, devant toi un panorama magnifique… Le chant des oiseaux et des cascades…

Quand apparaît un homme sur le sentier en contrebas qui s’immobilise et te vole ta vue. Il attend, toi aussi – qu’il reparte. Il s'avise de ta présence, te demande s’il est sur le bon sentier (comme s’il y en avait d’autres). Il attend un couple qui le rejoint en ahanant. Ça y est, ils s’extasient. Manque encore une femme qui arrive avec une lenteur lamentable tout en parlant au téléphone à une amie restée en bas qui choisit des cartes postales. Ils se prennent en photo à présent, tu fermes les yeux pour qu’ils ne te demandent rien de plus. Enfin ils repartent. Ils n’ont pas fait vingt mètres qu’ils s’arrêtent à nouveau, deux randonneurs en sens inverse avec qui commenter le fait que c’est dur, c’est beau, il fait chaud. Et sont-ils sur le bon sentier ? Ils s’entendent bien, ils rient fort. Au bout de cinq minutes ils se disent au revoir, satisfaits chacun de soi et les uns des autres. L’un des deux randonneurs laisse son ami continuer, lui s’arrête pile au centre de ton panorama pour envoyer un texto. Il grommelle, ça capte mal. Ça dure encore cinq minutes. Puis il remballe son téléphone et sort sa bite pour pisser sur le talus. Eh, oh, il y a quelqu’un ! cries-tu absurdement – la goutte qui fait déborder le vase. Il sursaute, s’excuse – Je vous avais pas vu –, râle – Ça m’a coupé l’envie. Sans se presser il disparaît.

Les gens… Les gens, ils sont pas méchants. Ils font pas exprès. Ils te prêteraient leur téléphone, ils te donneraient de la super-glu pour recoller ton rétro cassé, ils te laisseraient prendre une douche chez eux… Ils votent peut-être Le Pen, ils sont comme tout le monde, ordinaires… Mais toi, quand sauras-tu sans en souffrir constater une fois de plus leur manque de sensibilité ? Tu le leur dirais ils se vexeraient, ne comprendraient pas, te traiteraient de Parisien, te frapperaient, voteraient encore plus tranquillement Le Pen ou Macron. Toi qui comprends si bien Diogène – Ôte-toi de mon soleil ! – comment sauras-tu jamais les tolérer ? Tu tentes de convoquer l’Amour et l’humour… Tu te dis que cela en fera une bien bonne à raconter à tes amis qui ne sont pas des "gens"… Tu te dis que le récit que tu es en train d’en faire vaut bien les vingt minutes de méditation contemplative qui t’ont été subtilisées... Tu te racontes que c’est justement une leçon de vie sur la tolérance et l’humilité, qu’il est juste que tu paies pour ton sentiment de supériorité…

Puis au soir, dans le village bitumé, tu vois une adolescente un peu boulotte descendre la rue en faisant rebondir un ballon de basket, maladroitement (il se loge sous une voiture garée) mais en souriant, pleine d’une énergie de jeu… Et l’humanité, tu l’aimes à nouveau, tu ne veux pas qu’elle s’anéantisse.

samedi 19 juin 2021

croisements d'interactions

17 juillet 2020

Jour 2

Tu es parti sur un sentier rectiligne, en diagonale sur l’adret. Il faisait déjà trop chaud sur tes coups de soleil mais tu espérais que la transpiration chasserait les visions de la nuit. Tu as dépassé un homme qui buvait à la pipette de son sac à dos poche à eau, assis sur le bord du chemin, C’est raide ! a-t-il dit, encore essoufflé, et tu as souri de son besoin d’interaction. Ta légère condescendance marquait une fierté de grimper plus vite que lui, ton propre besoin d’interaction. Arrivé au col tu as tourné le dos aux remontées mécaniques et à leurs hideux pylônes, ainsi seulement c’était beau.

L’après midi, au retour, soudain ta douleur au bras gauche t’a plié en deux (dans un mouvement vif pour chasser un insecte), cassant l’œuf de la veille : constat d’impuissance, extinction du désir, perte de la joie. Tu es reparti en convoquant d’autorité… la joie ? Est-ce possible, relancer ainsi le triangle vertueux ? Ensuite est venu le moment épique, à la descente, il te fallait des bâtons de marche sous peine de ne plus pouvoir mettre un pied devant l’autre, tu as brisé du bois en manquant te fracturer les os. L’assis du matin t’a dépassé, C’est raide aussi dans l’autre sens ! as-tu dit.