mardi 15 juin 2021

Partir de très bas

15 juillet 2020

Jour 0

Partir de très bas. Le procédé est éminemment narratif mais dangereux aussi, dans quelle mesure es-tu responsable de ce désespoir qui au fil des jours t’a englué ? Aux dernières nouvelles tu dansais avec la femme de la vie d’un autre, tu te plaignais à peine d’une douleur au bras gauche quand il s’agissait de le rejeter en arrière (ton bras). Le mot "confinement" t’évoquait des aventures fictives, héroïques, d’où l’on s’extirpait victorieux. / Tu notais les signes du retour du printemps avec une impatience confiante.

On se souviendra, c’était 2020. Rien ne garantit que les années suivantes ne consolideront pas une nostalgie affligée envers les décennies précédentes. Tu te demandes, toi, indépendamment de tout cela, à quand remonte ton désespoir, jusqu’où tirer le fil. Tu avais quatorze ans peut-être. Plutôt : tu avais quatorze ans, peut-être le fil a-t-il commencé alors à former pelote. Et depuis tu te débats, avec plus ou moins de réussite. / Tu es tout de même parvenu à quitter ta chambre, après des mois d’immobilité. La route défile.

Un peu après midi tu t’arrêtes dans un village à l’écart de la nationale. Un chemin s’élève au milieu des arbres. Tu grimpes, la transpiration colle à ta chemise. Tu voudrais échapper à la rumeur automobile en contrebas, bientôt une faille dans la falaise ? Non, plus tu montes, non moins tu entends, les camions, les motos, les voitures, aussi les trains sur les voies qui longent la nationale. Tu n’avais pas prévu tout cela. Tu continues, tu sues, tu fuis. / Au sommet les rochers forment repli, enfin tu peux te cacher, entendre le bruissement des feuilles.

Tu es reparti. La cloche du village sonnait le glas, lentement, tu n’as pas vu le cimetière mais un panneau municipal sur lequel était indiquée la procédure pour recevoir les pastilles d’iode gracieusement offertes aux habitants en cas d’accident nucléaire. Tu as compris pourquoi ce village était "fleuri". Nous vivons une époque d’épouvantable prévenance. Au soir tu cherches où te garer, tu erres entre les aménagements touristiques, des gens en treillis font un barbecue au bord d’un lac, à portée d’autoradio. / La laideur tout du long. Tu fuis encore.

Six cent soixante kilomètres de laideur (tu n’es pas enclin à prendre en considération les champs de tournesol, les allées de peupliers, certains vallonnements de vignes), mais peut-être aurais-tu pu t’épargner la visite d’une demi-douzaine de zones industrielles à la recherche d’un rétroviseur pour ta voiture, peut-être aurais-tu pu faire des provisions avant de partir et te dispenser ainsi d’arpenter les travées d’un hypermarché zombiesque. / Mais enfin, tu es arrivé – le dernier kilomètre suspend ton souffle – au plus haut que monte la route, dans une montagne magique.