vendredi 22 octobre 2021

Tu te souviens de l'enthousiasme absolu

22 septembre


La douleur te pince les côtes alors que tu es couché sur le dos. Elle te réveille. Tu ne peux pas dormir longtemps sur le dos, ni sur le côté gauche, encore moins sur le ventre ; il ne te reste que le côté gauche. Pour combien de temps ? Tu es épuisé encore et il fait nuit bien que tu te sois endormi tard. Il te resterait encore à dormir assis (tu gardes cette option en réserve). Ou bien debout comme les chevaux ? Dans ton rêve tu chevauchais un gros chien qui au bout d’un moment en avait marre. Alors tu le suivais dans les pièces d’un appartement inconnu.
Mais je voulais parler de Céline.
Elle n’est pas du tout la personne naïve qu’on pourrait imaginer. Elle ne passe pas sa vie à danser au milieu des animaux de la forêt.
Tu te souviens de l’enthousiasme absolu. C’était dans un moment de grande adversité, où tout incitait à baisser les bras. Il ne s’agissait pas de toi alors ni de Céline, vous vous trouviez dans deux autres espace-temps. Il n’était pas encore question de pandémie mondiale, la planète ne tournait pas si visiblement au désastre et l’humanité courait à sa perte avec insouciance. Dans cette histoire, l’adversité était strictement localisée. Mais il y avait cette femme à l’incompréhensible vaillance, qui souriait. Tu ne comprenais pas comment elle faisait. Personne ne comprenait, à vrai dire. On en venait à se dire qu’elle, justement, avait tout compris.

jeudi 21 octobre 2021

Comment ça va avec la douleur ?

21 septembre

Comment ça va avec la douleur ?

De mal en pis.
Ah, la petite satisfaction nichée au cœur de la plainte… Quand tu ne peux raisonnablement plus répondre Ça va, avec ou sans. La douleur est là, platement physique, et elle s’épanouit dans les dimensions de ton âme.

Mais je voulais parler de Céline.

Céline parle avec les arbres et les animaux de la forêt. Quand elle danse dans la prairie, elle s’imagine que ses pieds massent l’humus et propagent de discrètes ondes électriques tout autour, qui picotent et réjouissent, oh oui, elle se laisse tomber sur le dos, les bras écartés, au ciel passent des nuages tandis que sa respiration peu à peu s’apaise.
Comment ne pas parler de Céline, comment ne pas l’aimer ?

Le soleil est à l’équilibre des pôles, tu ne peux en dire autant de toi-même. Tu n’es pas capable d’étendre tes deux bras à l’horizontale et tu vis dans l’hémisphère nord. Ce qui est certifié, c’est que les jours vont commencer à ralentir leur décroissance – jusqu’au prochain point d’équilibre que sera le solstice. C’est une relative consolation.

Quand tu te tiens immobile, assis en tailleur, tu peux oublier la douleur. Mais tu n’oublies pas qu’il va te falloir bouger – car tu n’es pas mort.
On pourrait donc dire que ça va.

mardi 19 octobre 2021

Rhizomiques #83

L’une des dernières fois où tu es venu me voir, tu portais une chemise bleu clair à manches courtes. Je l’ai mise exprès pour toi, as-tu dit. Nous avons baisé six heures d’affilée cet après-midi-là, ce qui paraît à peu près impossible, mais c’est ce qu’a indiqué la pendule. Nous avons tué le temps. Tu te rendais dans une ville en bord de mer, une ville de grand bleu où tu passerais une semaine avec l’autre femme dont tu étais amoureux, celle avec qui tu vis à présent. Je vous aime toutes les deux de manière complètement différente, as-tu dit. Réfléchir trop longtemps à cette affirmation ne m’a pas semblé très sage.
---
S’il était possible pour Tilo et Musa d’avoir cette conversation étrange au sujet d’une troisième personne aimée, c’est qu’ils étaient à la fois l’un pour l’autre l’amoureux/se et l’ex-amoureux/se, l’amant/e et l’ex-amant/e, le frère ou la sœur passé/e ou présent/e. (…) Parce qu’ils se faisaient confiance au point de savoir, même s’ils en étaient blessés, que la personne élue par l’autre, quelle qu’elle puisse être, était digne d’amour. Et dans le domaine de l’amour, ils possédaient une forêt virtuelle de filets de sécurité.
---
Tu me demandes parfois si je suis jaloux. Je te réponds non. Parce que ti voglio bene, je t’aime. Le mot bene, bien, change tout. Si on l’enlève, il reste : ti voglio, je te veux. Là oui, on est jaloux. Mais moi j’ajoute le mot en plus, juste et précis : ti voglio bene.

(…) Tu es une femme au cœur de la vie. S’il t’arrive d’éprouver un désir impérieux pour un homme, tu l’exprimes et tu le satisfais. J’espère que tu ne tomberas pas amoureuse, mais quand bien même, je t’aime tant. Le bonheur que tu saisis avec un autre ne m’enlève rien de toi. Tu ne pouvais trouver ce bonheur avec moi. 

J’ai toute une variété de bonheurs avec toi, tu ne m’en as pas privé, tu en as même inventé que je ne pouvais pas imaginer. Ils sont faits sur mesure pour moi et ne pourront se reproduire avec aucun autre.

Il en va ainsi des bonheurs.

Maggie Nelson (in Bleuets)
& Arundhati Roy (in Le ministère du bonheur suprême)
& Erri De Luca (in Impossible)

samedi 16 octobre 2021

Attentives #20

Elle se souvient d’avoir oublié une flasque dans la voiture de Connell le jour où ils sont allés à Howth en avril, et de ne l’avoir jamais récupérée. Il se peut qu’elle soit encore dans la boîte à gants. Elle regarde la boîte à gants mais se dit qu’elle ne peut pas l’ouvrir, parce qu’il va lui demander ce qu’elle fait, et qu’elle sera obligée de reparler du voyage à Howth. Ils sont allés se baigner à la mer, ce jour-là, puis se sont garés à l’abri des regards et ont fait l’amour sur la banquette arrière. Il serait effronté de lui rappeler cette journée au moment où ils se retrouvent dans la voiture, même si elle aimerait braiment récupérer sa flasque, à moins qu’elle s’en fiche pas mal, de cette flasque, et qu’elle veuille simplement lui rappeler qu’il l’a baisée sur la banquette arrière de la voiture dans laquelle ils sont assis, elle sait que cela le ferait rougir, elle cherche peut-être à le faire rougir comme en une démonstration sadique du pouvoir qu’elle a sur lui, mais ça ne lui ressemble pas, alors elle se tait.

Sally Rooney (in Normal People)

mercredi 13 octobre 2021

Vivaces #31 / Rhizomiques #82 bis

Je pensais qu'au moment où l'on mettait les pieds sur une scène de théâtre, ou qu'un metteur en scène disait "Action", il fallait passer dans un autre état du corps, de l'imagination, de la sensibilité. Que c'était ça, jouer, donner quelque chose de soi-même qui justifiait qu'on soit là. Maintenant, je considère plutôt que le droit d'être là tient à la capacité à ce que rien ne change, à ce que le mot "Moteur" ne modifie en rien mon état physiologique.

Jeanne Balibar

Plus c'est dur, plus il faut être détendu, plus il faut se connecter au plaisir, parce que le plaisir fera tout ce qu'on ne sait pas faire.

Anouk Grinberg

(...) cet élément de concentration sans lequel rien ne peut se produire, et donc, quelles que soient les circonstances, il faut trouver ce rapport très intime à l’œuvre, et le faire de façon détachée de toute autre considération, c'est nécessaire aussi, autrement on ne rend service à personne. (...) une conscience aigüe de tout ce qui se passe, mais sans le contre-point de l'esprit.

Juliette Binoche