vendredi 19 août 2022

Aperçus d'altitude - 5

La griffure de la ronce sur mon mollet
s’applique sans que j’eusse su la guider
plus précisément
au point exact de la piqûre d’ortie
l’ayant précédé. 
 
Tel papillon jaune si menu, au vol lent,
je tends les mains en conque et les referme
précautionneusement,
ayant garde de l’écraser,
entre les barreaux de mes doigts
volette un temps avant de se poser,
je sens la caresse soyeuse
d’une poussière d’été. 
 
Un peu plus loin vous allez vous mouiller les pieds dans un torrent, heureusement on peut s’accrocher aux branches d’un noisetier, m’annonce une randonneuse, merci mais chut ! Que venez-vous donc gâcher mon présent avec votre avenir, ou plutôt mon avenir probable, votre passé opposé ? Je ne veux pas savoir ce qui m’attend au prochain tournant, je ne veux pas qu’on me raconte l’histoire avant le film, je déchirerais rageusement cette quatrième de couverture. Vous êtes malades de vos analyses, commentaires, résultats. Jamais là au bon endroit. Laissez-moi plutôt crever à deux pas du refuge si je peux avoir connu la surprise de ce torrent. 
 
Sur une pierre plate je sèche la plante de mes pieds, disputant la surface aux fourmis. Je lève alternativement un pied puis l’autre, afin de ne pas perturber leur sens topographique, mais le remède est pire que le désagrément, comprennent-elles l’humidité soudaine sur leur chemin, l’ombre de ces deux colonnes qui remonte au soleil, et ne risqué-je pas d’en écraser par inadvertance ? Alors je ne bouge plus, les laisse partir à l’assaut de ma verticalité précaire, et je repartirai mi-sec mi-chatouilleux.

mardi 16 août 2022

Aperçus d'altitude - 4

Ce moment où l’effort se dilue, les muscles des jambes s’affermissent, la respiration trouve son rythme et son amplitude. La pente est toujours aussi raide, on marche, on marche, on s’élève, on suit le tracé de couturier du sentier, un coup à droite, un coup à gauche. Et soudain la foulée s’allonge, le dos se redresse, rien n’a changé sinon l’impression que le chemin d’une certaine façon est plat, comme s’il suffisait de modifier l’oblique du regard, comme si l’on pouvait à loisir relativiser l’inclinaison de la Terre, et de fait ça marche, on courrait presque et l’euphorie gagne, il n’est plus de limite.
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Je plonge
mes pieds déchaussés dans le froid saisissant du torrent ;
me souviens du cri de la marmotte
qui m’a glacé le sang.
Pire que d’un prédateur, l’opposé d’un grognement caverneux.
Allez, j’accepterais de déchiqueter des saumons
avec mes griffes,
j’y prendrais même un certain plaisir.
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Au lieu de griffes j’aurais un fusil. Je tirerais sur les quads, bon d’accord j’essaierais de viser les pneus. Et sur les hélicoptères ? Il faut quatre heures à pied pour atteindre le refuge, et s'il s’agit de transporter un ravitaillement nécessaire, je peux tolérer cet engin qui brise durant une poignée de minutes la paix des montagnes. Devant le refuge, sur le terre-plein prévu à cet effet reste une palette débarrassée de ses liens mais non de deux mètres cubes de canettes de bière. Le sucre dans le moteur, ça marche toujours ?

jeudi 11 août 2022

Aparté d'entre aperçus

Redevenir animal, appelle-t-il, présence silencieuse, extrême attention aux sons qui ne proviennent pas de soi mais d’un autre être vivant, curieux, importun, peut-être menaçant. Animal paisible s’entend, qui pour souhaiter l’instinct du prédateur si ce n’est – dans cette vie-ci – celui qui l’est déjà ?

Ainsi j’irais, à moins que redevenir enfant

Ce n’est pas du tout la même affaire, enfant, le regard neuf posé sur un paysage à l’instant créé, l’esprit fourmillant d’imagination grandiose, la candeur des possibles. A cela se reconnecter.

Ou se projeter dans l’ivresse d’un papillon, la joie d’un chien, l’œil d’un lézard, la gentillesse d’un cheval ? Qu’en faire, qu’en être, que choisir ?

Dépassement de l’humain dans la danse, théorise-t-il, transcendance de la parole dans la sensation, descente de l’esprit dans le corps, ainsi l’animal ; mais il n’en est plus si sûr.

L’homme se dépasse dans l’enfant qu’il fut, de la sorte bouclera sa révolution de planète autour du soleil, un jour, une vie, un bout de chemin, et demain encore on en reparlera. Ou ce sera la fin.

mardi 9 août 2022

Aperçus d'altitude - 3

Une marmotte lance son cri perçant
à une dizaine de mètres de moi,
ne l’interrompant pas pour rejoindre son terrier,
comme si,
non contente de prévenir ses congénères,
elle me défiait.
Se prendrait-elle pour un taureau ?
 
Assis dans la prairie j’écarte les herbes que le vent couche
contre ma peau,
les confondant avec une mouche.
Puis sur le dos de ma main une herbe me frôle, délicate,
et s’envole.
 
L’eau du torrent est opaline glaçon.
Le lac est si froid que j’hésite à y plonger davantage que
la plante de mes pieds.
Jusque sur mon crâne frémissent mes racines.
 
Un bouquetin s’engage sur le névé,
dans la trace laissée par les hommes
qui amplifièrent la trace d’un bouquetin.
 
De fait, il est facile de voir un bouquetin.
Même les bavards y ont droit.
Mais il faut le silence pour qu’un bouquetin
ou une marmotte
vous regardent de l’œil dont ils s’observent l’un l’autre.
Et recouvrer soi un œil animal.

jeudi 4 août 2022

Aperçus d'altitude - 2

L’arrivée au col révèle une vallée d’altitude. La terre des hommes
n’est plus en vue, j’avance en écoutant la rumeur des lieux,
qui se fait insistante.
Est-ce le glacier s’effondrant lentement sur lui-même,
non c’est la cascade qui en découle,
non c’est le vent ?
 
A cette altitude le silence mieux encore est sacré.
Condition pour approcher les bouquetins.
 
De la patte antérieure ils grattent le sol pour
en dégager des nutriments.
Peut-être aussi lèchent-ils le sel de la transpiration des randonneurs.
 
Un papillon se pose sur la même fleur que je portais
la veille à ma chaussure,
du même noir aux reflets bleutés.
C’est la fleur qui décide.

jeudi 28 juillet 2022

Aperçus d'altitude

Le chemin des crêtes sinue entre les gouffres.
Puits évasés au fond desquels subsiste une neige brunie,
hors d’âge, parsemée de cailloux et de débris de pins chutés.
Je me surprends à y chercher un squelette désarticulé
qui pourrait bien être le mien. Mais non,
aux branches épineuses me raccrocher lors des passages délicats,
et progresser comme vu du ciel sur une cordillère
indéfiniment fractale.

Là-haut, une fourmi dévale en roulant sur elle-même
la déclivité trop raide et friable du chemin
où je marque l’empreinte de mes pas.
Il lui faudrait des milliers de vie pour parcourir son domaine,
traversé en une heure de mes enjambées.
 
En toute fin de journée j’aperçois une petite fleur jaune accrochée
à un œillet de ma chaussure.
Son voyage fut-il plus étonnant que le mien ?

mercredi 6 juillet 2022

Rhizomiques #112

Son corps était devenu à la fois quelque chose qu’il fallait cacher, et l’endroit où se cacher.
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J’avais pris l’habitude d’appréhender le monde par de rapides coups d’œil obliques, espérant qu’en retour le monde ne ferait que m’effleurer du regard.
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Elle dit : Je m’appelle Catherine, je suis naïve, ne sois pas fâchée. Ce n’est pas la peine d’être dure avec moi. Ça ne sert à rien, je ne me rends pas compte, je n’ai pas une intelligence normale, je vois les choses à ma façon, je suis directe, c’est tout, comme les animaux. Je sais que le monde des humains est indirect. Je sais que c’est un problème. (…) On peut me faire croire n’importe quoi. Jusqu’à l’âge de 26 ans, j’ai cru qu’il y avait du sperme dans les haricots.
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La membrane qui me séparait des autres était toujours là, mais maintenant je la trouvais protectrice, et derrière elle je bourdonnais d’activité, déterminée, invisible.
 
Robin McArthur (in Là où les prés tentent d’exister)
Joyce Carol Oates (in Ma vie de cafard)
Laura Vazquez (in La semaine perpétuelle)
Alex Ohlin (in Copies non conformes)