jeudi 22 février 2024

Rhizomiques #178

Pourtant, il y a en lui quelque chose que je ne distingue jamais : l’hésitation. Je suis effaré quand je lis les grandes lignes simplistes de ses articles et je pense à un prêtre du sud de la Suède qui me confia un jour : « Ce que j’ai dit au cours de la discussion : que la Bible est la parole de Dieu du début à la fin, je n’y crois pas non plus. Mais il ne faut pas troubler la foi de ces âmes simples. »
Et je me suis alors senti brûlant d’une haine que j’ai eu du mal à réprimer.
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Dieu n’est pas plein d’amour. Le Dieu de la sainte Bible ne se soucie pas du tout d’amour. L’obéissance, la soumission aveugle – voilà ce qu’exige Dieu, pas l’amour. Jésus-Christ était celui qui prenait des risques, un provocateur*. Dieu a puni Jésus pour le remettre à sa place.
[* en français dans le texte]
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S’il devait encore regarder une seule Vierge à l’Enfant, une seule Crucifixion, une seule Assomption, une seule Annonciation, il allait "vomir". Historiquement, affirma-t-il, le christianisme avait été un éteignoir pour l’imagination européenne. L’expiration de sa tyrannie, quel cadeau ! Ce qui passait pour de la piété n’était que du conformisme imposé par un totalitarisme intellectuel d’État. Contester ou défier celui-ci au seizième siècle équivalait à risquer sa vie. Comme protester contre le réalisme socialiste dans l’Union soviétique de Staline. Cinquante générations durant, le christianisme avait fait obstacle non seulement au progrès scientifique mais plus ou moins à toute vie culturelle, à toute liberté d’expression et à tout questionnement. Il avait mis aux oubliettes pendant une éternité les philosophies tolérantes de l’Antiquité classique, condamné des milliers d’esprits brillants au puits sans fond d’ineptes querelles théologiques. Il avait propagé son prétendu Verbe au prix d’horribles violences et s’était maintenu en place par la torture, les persécutions et la mort. Doux Jésus, laissez-moi rire ! L’expérience que l’humanité avait du monde comprenait une infinité de sujets et pourtant dans l’Europe entière les grands musées étaient pleins de la même camelote criarde. 
 
Göran Tunström (in Partir en hiver)
& Joyce Carol Oates (in Cardiff près de la mer)
& Ian McEwan (in Leçons)


mercredi 21 février 2024

A contre-saison #16

 21 août

"Le lendemain matin, dans l’intimité de ma chambre, j’ai mangé l’un des pétales, j’en ai glissé un autre dans mon soutien-gorge, et j’ai mis le reste de la rose dans un vase, où je l’ai examinée comme une icône les jours suivants, tentant d’extraire l’amour des lambeaux de ce protoplasme."

                                                                                    Jean Hegland (in Dans la forêt)

lundi 19 février 2024

Rhizomiques #177

- Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer la plaque d’immatriculation de votre voiture, dit-il.
    Prise au dépourvu, je cherche mentalement le numéro de ma Peugeot.
- ISA 35.
- Oui, c’est bien ça, dis-je.
- Isaïe 35:1. Le désert et le pays aride se réjouiront ; la solitude s’égaiera, et fleurira comme un narcisse.
    Je rentre dans la maison et j’enlève mon bleu de travail.
- Ça aurait été très différent si votre numéro avait été LUC 21 puisqu’il aurait alors renvoyé à l’Apocalypse, ajoute-t-il.
    Je l’entends au téléphone qui feuillette des documents et, en attendant qu’il trouve le passage correspondant de l’Évangile de Luc, j’ouvre le réfrigérateur pour en sortir du beurre et du fromage.
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Il se rappela la première fois où Bibliana avait contemplé Jésus cloué sur la croix. Elle avait eu l’air consterné, et avait fait le commentaire suivant : « Il aurait dû se marier, ce Jésus, regardez comme il est maigre. » Puis, le regard de Bibliana s’était attardé sur les pieds du crucifié. C’était en eux que le Fils de Dieu perdait sa race et gagnait une parenté avec les humbles.
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Au catéchisme, on avait dit aux enfants de penser au Christ lorsqu’ils avaient peur, mais le Christ qu’ils voyaient sur les images pieuses et les calendriers n’était pas homme à vous protéger. Il pouvait être votre cousin, peut-être, un cousin qu’on aimait bien et qu’on ne voyait que rarement, mais il avait l’air si enclin à la réflexion et à la confiance qu’il ne pouvait pas être d’un bien grand secours ; pas comme son père. Lorsqu’il revenait des champs avec les garçons, les vêtements trempés de sueur et le visage comme dissous par la chaleur, on distinguait malgré tout la chair solide qu’il y avait derrière, le squelette auquel tenaient ses muscles qui ne vieillirait, ne mourrait jamais.
 
Audur Ava Ólafsdóttir (in Éden)
& Mia Couto (in Les sables de l’empereur)
& Joyce Carol Oates (in Au bord du fleuve)

mercredi 14 février 2024

Rhizomiques #176

(Y avait-il qui que ce soit pour y croire ? Qu’était donc le Paradis, exactement ? L’enfant connaissait l‘Enfer parce qu’il avait vu dans certains livres du bureau de son grand-père des gravures de l’Enfer des plus terrifiantes et particulièrement convaincantes ; mais les illustrations du Paradis, plus rares, l’étaient selon lui beaucoup moins.)
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    Les quatre femmes lisaient ce qu’elles-mêmes ou quelqu’un d’autre avait écrit pour elles, et en nous regardant, assis en face du piano, ceux qui étaient aussi bien proches que loin, elles concluaient au son de la musique de vent et d’eau, jouée par les doigts agiles de M. Peralta, que nous devrions vivre notre vie comme ça, avec une patience et un amour infinis envers Dieu, en aimant toujours, en ayant toujours confiance, en croyant que Dieu nous réservait de grandes richesses pour la fin, comme c’était arrivé à Job. Qu’on souffre avec patience, le Diable défie Dieu de faire un pari sur la vie de chacun de nous. Qu’on réfléchisse à ça, disait le récit des veuves. Voulait-on, par la conduite de nos vies, donner raison au Démon ? Voulait-on que l’ennemi remporte le pari qui nous était échu ? Patience, beaucoup de patience. Si ce n’était pas dans cette vie, ce serait dans l’autre que nous aurions la récompense nécessaire. Et moi, à ce moment-là, je n’ai pas été sensée et je me suis mise à rire. C’était plus fort que moi.
(…)
    Je leur ai donc dit que le récit de Job était très bien, que je trouvais parfait que le martyr ait été récompensé aussi généreusement, mais si le récit résolvait le problème de Job, il n’expliquait pas pourquoi il y avait de la souffrance dans le monde sans aucune justification, ni pourquoi tant de personnes souffrantes mouraient sans récompense.
    Dona Mariline a expliqué : « Celui qui est patient et qui remet sa douleur à Dieu, s’il n’est pas récompensé dans cette vie le sera dans l’autre.
» J’ai alors répondu que le récit était mal terminé, parce que Job, pour servir d’exemple complet, pour se rapprocher de nous tous, aurait dû être récompensé seulement dans l’autre vie, et non pas dans celle-ci. Et j’ai dit plus, j’ai dévisagé les veuves et je leur ai assuré que moi, tout comme Job, ce que je voulais c’était parler directement à Dieu, et lui demander pourquoi il permettait à Satan de parier sur les êtres humains. De quel droit, sur notre tête, si fragile, si naïve, si proche du crâne des pauvres animaux irrationnels, Dieu se permet-Il de parier sur chacun de nous ? Par hasard nous sommes fils de Dieu ou seulement esclaves de l’amour que nous Lui devons ? ai-je demandé, affrontant les huit yeux qui me scrutaient, très étonnés. L’une d’elle, pas la meneuse, a dit : « Mes bras ont la chair de poule parce que vous dites des hérésies. »
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La foi est insultante pour Dieu. Elle lui signifie clairement que sa Création est imparfaite et que l’on accepte de se la fader toute une vie seulement parce qu’il est entendu que ce sera mieux et enfin satisfaisant après.
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    Gudrùn m’a demandé de lui lire quelque chose.
- Que veux-tu que je te lise ? ai-je demandé.
- Juste le passage où tu es arrivé.
    J’en étais au Livre de Job donc j’ai lu ce qui est dit de Job, l’intègre et le juste, le pieux et consciencieux, qui a été enchaîné et torturé par les cordes de la souffrance.
- Merci, dit-elle tout bas, et il m’a semblé percevoir un tremblement dans sa voix.
    Puis je l’entendis murmurer : Je le savais, tout en secouant les oreillers entre nous avant de me tourner le dos. J’ai regardé sa belle épaule arrondie sous la chemise de nuit. Si j’en avais été au Cantique des cantiques et que j’avais lu tes seins sont comme le raisin, je serais peut-être encore un homme marié.
 
Joyce Carol Oates (in Les maigres bêtes de la nuit)
& Lídia Jorge (in Misericordia)
& Éric Chevillard (extrait de L’autofictif du 4/02/24)
& Audur Ava Ólafsdóttir (in Ōr)

jeudi 8 février 2024

Rhizomiques #175

- Nous voyons ce que nous voulons voir.
- Nous voyons ce qu’on nous a dit de voir.
- Ce qu’on nous a dit que nous voulions voir – c’est ce que nous "voyons".
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Ce que je vois me cache toujours quelque chose que je ne vois pas_
Ce que j’entends me cache toujours quelque chose qui se trouve caché par ce que j’entends_
Ce que je crois m’empêche de croire à quelque chose qui se trouve caché derrière ma croyance_
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L’ennui avec la croyance, c’est qu’il faut croire que la croyance suffira.
 
Joyce Carol Oates (in En attendant Kizer)
& Johann Le Guillerm (extrait du spectacle Le pas Grand Chose)
& Tommy Orange (Ici n’est plus ici)

mardi 6 février 2024

Rhizomiques #174

L’homme postmoderne a beau être incroyant, rien ne peut plus l’empêcher de croire n’importe quoi.
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- Je comprends que bien des gens en sont au stade du déni.
- Bien des gens. Environ quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population.
- Lorsque quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens pensaient que la Terre était plate, cela ne l’empêchait pas d’être ronde. La Terre n’avait pas besoin que les gens la croient ronde pour être ronde. Aujourd’hui, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens pique-niquent joyeusement sur une voie de chemin de fer. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un train à l’approche et qui roule sacrément vite.
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- Choisir de croire à quelque chose que personne d’autre ne croit est un acte d’autodestruction.
- Choisir de ne pas croire à quelque chose que vous savez être vrai est encore plus destructeur.
 
Camille Riquier (in Nous ne savons plus croire)
& Salman Rushdie (in Quichotte)
& Nina Allen (in Conquest)


mercredi 31 janvier 2024

Rhizomiques #173

L’équipe des Risques Environnementaux ClimaTech a investi dans un projecteur holographique portable. Elle holo-diffuse des visions de sécheresse et de fin du monde sur les murs du restaurant historique Chez Sunny. Rapidement, plusieurs clients perdent l’appétit. Cela ne fait pas rire les propriétaires.
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Rendre la vie normale. Rendre la vie normale. Rendre la vie normale. On dirait un mantra pour les fous. Rendre les choses normales semble être le but de la société moderne et c’est d’un tel ennui. Comme si tourner sur une boule au milieu d’un univers inexplicable l’était, normal. Comme si être fait de poussière d’étoile et ne pas avoir la moindre putain d’idée sur ce qui se passe après la mort ne valait pas la peine d’être discuté ! La vie est une folie. Parler en ligne avec des inconnus et vivre dans des boîtes (…). Essayer de ne pas se lever pour crier dans un train bondé : personne ne m’aime ! Rester occupé. Mourir en silence. Ne pas poser de putains de questions. S’il vous plaît. Ça vaudra mieux pour vous. Un monde où nous empoisonnons la nature et attendons le jour où elle se rebiffera et nous empoisonnera à son tour, et le fera – c’est certain – si nous continuons à planter des piques dans la planète et à lui prendre son pétrole ou à polluer son ciel ou à massacrer ses animaux, un jour elle libérera un agent pathogène capable de tous nous éradiquer. Si ce premier agent pathogène n’y parvient pas, ce sera au moins un avertissement pour nous dire de cesser d’agir de la sorte ou la prochaine fois, il nous éliminera pour de bon. C’est un gaspillage de vie humaine de ne pas tout changer, et plus encore de se laisser enfermer dans le silence jaune de la médiocrité. La planète se meurt pendant que les humains désespèrent ou nient la vérité.
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C’est donc comme ça, la fin du monde, me dis-je. Tout est dingue et pourtant les gens continuent à faire des trucs normaux.
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    Ouais. Comme si le D majuscule de Déluge appartenait au passé. Alors qu’on est tous antédiluviens actuellement.
    Personne ne l’admet, même en voyant les images de l’Australie en feu. Même quand un demi-milliard de créatures mortes – ce qui signifie 500 000 000 êtres vivants morts –, ce n’est le bilan que d’une seule province. Même quand on voit ces photos des Australiens sans aucune lumière d’été qui respirent un air chargé de poussière rouge sur une plage, sous un ciel rouge, suspendus comme des marionnettes dont personne ne peut tirer les ficelles, et un cheval alezan, ahuri et grave au milieu d’eux comme preuve de leur irréprochabilité, tandis que dans leur dos, la boule de feu s’élargit à l’horizon tel un soleil fait de beurre en train de fondre.
 
Lavanya Lakshminarayan (in Analog Virtuel)
& Jenni Fagan (in La fille du Diable)
& Louise Erdrich (in L’enfant de la prochaine aurore)
& Ali Smith (in Eté)