lundi 25 janvier 2021

Attentives #16

- À propos de Janet, je me fais du souci pour elle. Je ne sais pas ce qu’on va décider. Pas moi, eux. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Comment est-elle ? Bien ? Comment l’avez-vous trouvée ? Je veux que vous parliez franchement. Y a-t-il des problèmes ? Si oui, on peut peut-être vous aider à les résoudre. Comment la jugez-vous ? Gentille ? Fiable ? Je ne vois pas ce qu’il y a de négatif dans le fait d’indiquer un problème. Au contraire, c’est positif, car on peut ainsi remédier au défaut. Ce qui est négatif, c’est de dissimuler des informations précises. Alors ? Vous en cachez ? J’espère que non. Vous êtes négatif ? Est-ce qu’elle est enquiquineuse ? Je vous en prie, dites-le moi. J’insiste. Si vous admettez qu’elle l’est, je noterai que vous êtes positif. Voyons, je sais, et vous le savez aussi, qu’elle a des problèmes au niveau de ses prestations. N’est-ce pas une merveilleuse occasion pour vous de l’admettre ? (…) Écoutez, je sais qu’il est difficile d’être objectif quand il s’agit de personnes que nous côtoyons quotidiennement. Mais dans les circonstances actuelles, à qui le mensonge profite-t-il ? À Janet ? Comment peut-elle savoir qu’elle ne donne pas le meilleur d’elle-même si personne ne le lui dit et ne la remet au pas ? Et avec Janet dans cet état, l’organisation s’en porte-t-elle bien ? Et avec l’organisation en mauvaise santé, sachant que c’est elle qui, en fin de compte, vous permet de manger, vous pouvez facilement comprendre qu’en mentant au sujet du comportement de Janet, vous vous ôtez le pain de la bouche. Qui vous procure de quoi vous acheter ce pain ? Nous. Que vous demande-t-on ? De dire la vérité. Un point, c’est tout. (…) Nous vivons dans un monde merveilleux, plein d’idées, de fleurs et d’oiseaux merveilleux, de gens super, mais aussi de quelques déplorables fruits pourris, telle cette douteuse Janet. Je la déteste ? Je voudrais qu’on la tue ? Sûrement pas ! Je la trouve super. Je veux qu’on chante ses louanges en lui faisant un massage à l’huile chaude ; en fait, tout n’est pas à jeter. Mais dites-vous bien une chose, c’est que je ne la paie pas pour ça. Je la paie pour un travail régulier et de bonne qualité. Eh bien ? Est-ce qu’elle fait un travail régulier et de bonne qualité ? Non. Et vous, vous êtes là, avec sur les bras une collègue en dessous de la moyenne. Je vous plains. Elle vous arrête dans votre progression et dans votre croissance. Les gens parlent de vous quand nous nous réunissons. Croyez-moi, je sais bien ce que vous pensez de Janet. Elle n’a pas d’envergure, c’est un fardeau pour vous. Je le lis dans vos yeux. Il y a sûrement de quoi vous irriter. Parce que vous, vous êtes un bon élément. Très bon, même. L’un de nos meilleurs. Et elle, elle est mauvaise, très mauvaise, l’une de nos pires. Parfois, j’ai envie de la gifler pour ce qu’elle vous fait. 
- C’est une amie. 
- Vous savez ce que ça me rappelle ? La Bible. Vous souvenez-vous du passage où le Christ, ou Dieu, dit que tout groupe ou toute organisation de plus de deux personnes est un corps ? Je pense que c’est vrai. Notre corps a un orteil pourri qui se nomme Janet, il noircit et il pue jusqu’à la jointure. A côté de cet orteil puant vit son ami, le bon orteil qui ne pue pas, mais qui, pour une raison indéterminée, a choisi de se taire, si tant est qu’on puisse attribuer une langue à un orteil. Parle haut et fort, petit orteil, permets au cerveau de connaître le degré de putréfaction, de façon que nous puissions déterminer au plus vite ce qui empêchera Janet de puer. Que faudra-t-il ? Nous ne le savons pas encore. Peut-être un antiseptique ? Peut-être une scie bien aiguisée pour élaguer Janet ? À votre avis, que faut-il faire ? Dites la vérité. Offrez-nous dès maintenant des estimations franches et sincères de cette collègue qui ne vaut strictement rien. (…)

George Saunders (in Pastoralia)