mardi 17 mai 2022

Vivaces #34

Il m’est venu un jour à l’esprit que tout ce que je faisais avec ces conserves, c’était de préserver la lumière – la lumière du soleil, tu sais, celle dont les fruits et les légumes regorgent – c’était la lumière, que je mettais en bocal, et je la préservais dans la cave pour le moment où on en aurait besoin, au milieu de l’hiver.
 
Jean Hegland (in Apaiser nos tempêtes)
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Une pomme, une poire, une pomme de terre : ce sont de petites lumières extraterrestres encapsulées dans la matière minérale de notre planète. C’est cette même lumière que chaque animal recherche dans le corps de l’autre lorsqu’il mange (peu importe qu’il mange d’autres animaux ou des plantes) ; tout acte de nutrition n’est rien d’autre qu’un commerce secret et invisible de lumière extraterrestre qui, par ces mouvements, circule de corps en corps, d’espèce en espèce, de royaume en royaume.
 
Emanuele Coccia (In Le Monde daté 5/8/20)
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Un jour, en arpentant Brooklyn, j’ai senti pour la première fois avec une telle acuité que la lumière venait d’un autre temps. Je pouvais la définir avec exactitude, c’était une lumière des années 1980, quelque part au début de la décennie, je dirais 1982, à la fin de l’été. Une lumière comme celle d’une photo au Polaroid, sans éclat, douce, légèrement pâlissante.
Le passé se décante dans les après-midi, là, le temps ralentit visiblement, il s’assoupit dans les coins, cligne des yeux comme un chat face à la lumière filtrant à travers les stores fins. C’est toujours l’après-midi qu’un souvenir nous revient, du moins, il en va ainsi avec moi. Tout est dans la lumière. J’ai appris de photographes que la lumière de l’après-midi est la plus adéquate pour l’exposition. Celle du matin est encore jeune, aiguë. Celle de l’après-midi est une lumière vieillissante, fatiguée et lente. La vraie vie du monde et de l’homme peut être décrite par quelques après-midi qui sont les après-midi du monde.
Guéorgui Gospodinov (in Le pays du passé)