jeudi 17 novembre 2022

C'est un moment parfait, tu te souviens

Dimanche 12 septembre, jour 2
 
Il y eut donc un matin. Tu as dormi longtemps. Tu connais peu de gens comme toi, dont le sommeil est léger les premières heures mais qui comatent irrépressiblement dès le jour revenu. Certaines insomniaques t'ont détesté pour cela. Certaines histoires n'ont pu être vécues du fait d'un trop grand décalage.
Il est onze heures. Le soleil trace des rectangles chaudement ambrés sur le parquet de la véranda, où se nettoie le chat dans une posture yogique après que tu l'as nourri.
Allez, la mer doit être encore haute au bout de la rue !
Suffisamment. Malheureusement c'est dimanche, les gens se promènent sur la corniche en encombrante procession. Pour les fuir tu te glisses dans le chantier naval interdit au public ; tu en ressors à l'opposé, un grillage cisaillé donne sur un petit bois de pins attaqués par les chenilles. Puis tu reviens à l'appartement en décrivant une boucle autour du port. Tu ne voudrais pas trop perdre de temps aux heures plates. La fin de journée t'intéresse davantage, tu prévois d'accompagner le déclin du soleil sur une plage blanche.

Est-ce révélateur, de préférer le coucher au lever du soleil ? Ou simple histoire de latitude, puisqu'en France le soleil ne rencontre de ligne d'horizon maritime qu'à son coucher. Le chat se frotte contre tes jambes, tu lui redonnes un peu de pâtée en boîte et quelques caresses. On t'a prêté un chat, il ne s'agit pas seulement de le nourrir. Tu lui parles, d'une voix blanche.
Est-ce la vérité, ce sentiment de ta voix, et les rides en sillon partant de tes yeux ? N'es-tu pas quelque peu mélodramatique ? Est-elle normale, la fatigue qui t'assaille soudain ? Tu te couches, tu t'endors comme une masse.

Tu te réveilles, c'est l'heure du quatre heures, tu sautes dans la voiture pour filer vers la plage de tes rêves, de l'autre côté de la baie. Maintenant la mer monte. Il y a des gens mais tu peux ne pas les regarder quand tu les croises sur le sentier. Tu marches en rebord de falaise, puis sous les arbres, la plage est plus loin, tu l'atteindras au bon moment : quand les familles en partiront.
Voilà, tu marches pieds nus le long de la marée montante, les vaguelettes en déferlant éclaboussent tes mollets. C'est un moment parfait. Tu te souviens. C'est un moment parfait de la vie que tu as vécue jusqu'ici. Du plus loin que tu te souviennes cette plage t'a connu, et tu connais toutes les plages pour la sensation des vagues et du sable fin sous tes pieds. Sur le sable sec tu te poses, le ciel déjà s'intensifie.
Depuis quinze mois tu n'as pas connu de ciel aussi vaste ! Tu te soulèves en flexion sur tes bras, la tête entre les jambes tu regardes l'horizon inverser sa légère courbure. Tes cheveux longs balaient le sable. Tu te sens chat, un peu. Tu ne comprends pas pourquoi tu es seul alors que tu sais qui tu aimerais avoir auprès de toi.
Le ciel s'est couvert de nuages, à en étouffer les couleurs du coucher, peu importe : tu refais le chemin dans l'autre sens, cette fois il n'y a plus personne d'autre que toi sous les arbres et sur la falaise.
Il fait nuit.
Tu as bien fait de venir.