Depuis qu’elle a vu le garde passer les menottes à Paul, c’est comme si elle avait franchi la frontière d’un pays étranger. Il était obéissant, calme… Le geste du gardien était totalement inutile, et tellement froid, comme si Paul était un objet. Elle a lu tous les livres qu’il fallait sur la violence symbolique, les formes douces de contrôle – mais assister à cette petite humiliation quotidienne lui a fait le même effet que regarder des photos de la Shoah quand elle avait douze ans. Elle avait franchi une ligne. Elle ne pouvait plus regarder quelqu’un d’autre sans penser Moi je sais et toi, non.
---
Je vous avoue, Excellence, que moi-même j’ai été impressionné. Il y avait là des vieux, des femmes, des jeunes garçons. En route vers leur lieu d’exécution, toujours dans les camions, certains d’entre eux se faisaient dessus, de peur. Quand on arrivait à destination, on commençait par tuer ceux qui empestaient. Ça m’a retourné l’estomac. Je me suis armé de courage et j’ai confié mes craintes à l’agent Gorgulho. On ne pouvait pas en tuer autant et, qui plus est, à la chaîne. C’est ce que j’ai fait remarquer. L’homme, acerbe, s’est écrié : « Vous voulez trier les coupables ? La guerre sera finie et vous serez toujours là à les trier. » Et il a énuméré les avantages de cette opération aussi accélérée qu’aléatoire. Il y a deux mois, nous avons reçu des instructions d’en haut pour répondre énergiquement aux attaques contre les trains dans la zone d’Inhaminga. Il était impérieux de restaurer le moral de la population qui se sentait démunie devant l’avancée des terroristes. (…) Le temps ne jouant pas en notre faveur, nous avons été contraints, comme vous le savez mieux que quiconque, de procéder à des arrestations massives. (…)
Notre action était guidée par la logique suivante : ceux qui n’étaient pas encore terroristes le seraient dans un avenir proche. Dans l’impossibilité de les distinguer les uns des autres, nous avons épuisé les capacités de la prison locale. Dans la foulée, nous avons rempli des tentes avec d’autres prisonniers. Ces tentes étaient appelées "salles d’attente". Dès que ces enceintes étaient pleines, on conduisait les prisonniers en camion pour les décharger à l’arrière de l’hôpital. Là, les nègres creusaient leurs propres fosses et ils étaient exécutés au bord de ces trous. (…) Nous disions aux familles qui venaient s’informer de leur sort que leurs proches "étaient allés chercher du bois dans ma brousse". Je peux vous assurer que beaucoup de gens sont allés chercher du bois au cours de ces journées. J’ignore combien il y a eu de chargements de prisonniers, mais je sais que, pendant des semaines, le transport des suspects s’est poursuivi sans interruption.
---
Ceux qui nient s’identifient inconsciemment aux bourreaux. Comme les bourreaux qui ne pouvaient nommer autrement que par des euphémismes les atrocités qu’ils commettaient, ils utilisent la déréalisation euphémique en prétendant que ce qui a eu lieu n’a pas eu lieu, car ils sont de la même espèce que les bourreaux.Kris Kraus (in Dans la fureur du monde)
& Mia Couto (in Le cartographe des absences)
& Serge Rezvani (in La cité Potemkine)
& Mia Couto (in Le cartographe des absences)
& Serge Rezvani (in La cité Potemkine)