jeudi 27 février 2025

Rhizomiques #203


Pyramid Pink Floyd (Dark Side of The Moon) Merchandising Ufficiale :  Amazon.fr: Cuisine et Maison
 (Pink Floyd)
 
- Il est aisé de nous imaginer des êtres appelés, disons, "Platitudiens", qui vivraient dans une contrée du nom de Flatlandie, un peu comme sur une feuille de papier à deux dimensions, sans profondeur. Vous suivez ? Laissez courir votre imagination. Ils ne sauraient rien de nous, les êtres tridimensionnels. Nous ne deviendrions perceptibles pour eux que lorsque nous ferions effraction dans leur univers bidimensionnel, celui de la feuille de papier ; alors ils nous verraient comme une coupe. Vous comprenez ce que je veux dire ? Ils ne verraient pas toute notre personne, mais uniquement ce qui, en quelque sorte, traverserait la surface de cette contrée plate. (…)
Ce que je veux dire, c'est que nous sommes peut-être, analogiquement, les habitants handicapés du monde à trois dimensions ; habitants qui n'ont aucune idée de ce à quoi peut ressembler un monde quadridimensionnel. Vous comprenez ? Nous n'avons ni les instruments ni les sens pour connaître un univers avec une dimension supplémentaire. Et pourquoi pas une cinquième, une sixième ou une vingt-sixième. Notre esprit ne peut le concevoir. (…)
Notre monde n'est peut-être que l'ombre projetée par des phénomènes quadridimensionnels sur l'écran de nos sens.
    Ensuite il leur expose une théorie lue chez des Anglais, selon laquelle il se pourrait que la dimension supplémentaire soit le monde des pensées. Dans celui-ci, elles auraient une forme concrète, matérielle, mais elles n'arriveraient à nous qu'en tant que phénomènes. Un esprit collectif, grégaire, les ferait descendre jusqu'à nous, ici, et créerait ainsi des "cognito-profils", formes à la charnière des mondes spirituel  et matériel, constituées de nos peurs et de nos espoirs. (...)
- L'art actuel l'envisage également, commence Thilo, l'objet représenté n'est qu'une projection de notre esprit, de ce que nous savons de cet objet. En revanche, nous n'avons aucun accès à ce à quoi il ressemble vraiment, ni à ce qu'il est... Autrement dit, l'art – y compris l'art figuratif traditionnel – crée davantage les objets qu'il ne livre la vérité de ce qu'ils sont réellement. Par là même, il obture notre esprit au lieu de l'ouvrir.
- Très juste, jeune homme, s'anime monsieur August. Autrement dit, nos projections convenues paralysent notre connaissance.
- Mais l'art moderne, progressiste, né au XXème siècle, a des ambitions bien plus grandes. Il veut aller au-delà de ces limites, révolutionner la manière de regarder. Il veut voir les choses d'une nouvelle manière, simultanément de plusieurs points de vue, y compris ceux qui paraissent impossibles.
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- Je vous demande d’imaginer des êtres supérieurs dont l’intelligence est à la nôtre ce que la nôtre est à celle d’un ver de terre… Nos descendants, peut-être. Imaginons qu’ils disposent d’ordinateurs si puissants qu’ils savent recréer un monde virtuel où ils font revivre de manière précise leurs ancêtres, et les observent évoluer, selon différentes destinées. (…) Nous croyons être des êtres humains alors que nous ne sommes que des programmes. (…)
- Alors, en ce moment, je ne bois pas mon café à une table ? Ce que nous percevons, sentons, voyons… ce serait aussi simulé ? Tout est faux ?
- Ça ne change pas le fait que vous êtes en train de boire un café à cette table, ça change seulement ce de quoi sont faits le café et la table. Ce serait facile : la largeur de bande sensorielle humaine maximale n’est pas très grande : simuler tous les sons, les images, le toucher et les odeurs n’aurait qu’un coût négligeable. Notre environnement lui-même n’est pas trop compliqué à contrefaire, tout dépend du niveau de détail : des "humains simulés" ne remarqueraient pas d’anomalie dans leur environnement virtuel, ils auraient leur maison, leur voiture, leur chien, et même leur ordinateur, tant qu’on y est.
 
Olga Tokarczuk (in Le banquet des Empouses)
& Yves le Tellier (in L’anomalie)