mardi 13 novembre 2018

13 novembre

Comme un remuement de poussière interrompu. Elle retombe jusqu’à l’impulsion suivante, pendant ce temps le vent arrache de leurs branches la moitié des feuilles jaunes et rouges qui se laissaient vivre avec indolence, au jour le jour, encore un peu de sève pour ne rien attendre mais profiter du ciel, des oiseaux, même des humains qui passent en-dessous, encore un peu de longueur aux souvenirs d’été. Et l’on s’imaginerait ne pas devoir perdre une seule minute qui vaille, malgré l’ouverture de l’ellipse, et l’on apprendrait enfin la confiance.
Les deux hommes assis à trois rangées de distance dans la salle de cinéma ont adopté sans se concerter la même posture en S, observe Binh-Dû. Les sièges prédisposent, et sans doute une tendance masculine à l’avachissement. Leurs compagnes ont la tête qui dépasse. Ce qui n’est plus le cas dans le bar où, sans se connaître, tous les couples se retrouvent. Les avis sont partagés, mais là où flottait naguère la fumée des cigarettes quelque chose d’induit se dégage, qu’on aurait tort de prendre pour de la solidarité. Juste un air du temps, prudent.

lundi 12 novembre 2018

12 novembre


Sur la chaise placée de biais au centre de la pièce a été posée à plat une photographie formant losange. On y voit la chaise au centre de la pièce sur laquelle est posé un appareil polaroid. Les impossibilités relèvent de la perspective que le regard apporte. Déjà Binh-Dû est passé à autre chose, un autre temps sans corrélation logique. Il danse la java avec une femme petite, tous deux rivalisent d’énergie. À considérer les danseurs alentours, c’est lui qui est anormalement grand, son sexe tend le tissu de ses pantalons à cent-trente-cinq degrés.
La faim nous tire par les tripes. Puis elle s’enroule autour de notre ventre, bientôt l’on bâille puis les jambes lâchent. Que le pouvoir des rotations nous préserve de l’effondrement, songe Binh-Dû dans un dernier effort. La lucidité pourtant ne le déserte pas, au contraire elle s’avive, aussi claire que l’eau du lac serti dans la grotte où pénètrent au milieu du jour de miroitants rayons de soleil. Réverbérée d’on ne sait où une voix chuchote "Ne deviens pas le complice de tes douleurs". Un mouvement renaît du prochain souffle.

dimanche 11 novembre 2018

11 novembre

Sauf que la force des habitudes rejoint celle des inerties. On commémore des aplatissements en fond de tranchée, des baïonnettes déchireuses d’utérus, des proclamations ronflantes qu’aucune divinité du tonnerre ne s’abaissera à anéantir, jamais, jusqu’à ce que la Terre elle-même se révolte ? Alors elle nous régurgitera et nous pataugerons dans nos regrets amers, éternellement ravalés. Comment pourrait-elle supporter indéfiniment les blessures infligées, arbres arrachés, implants métalliques, acides infusés ? L’eau gâtée, l’air asphyxié ? La Terre se souviendra.
Et Binh-Dû ferait bien de croire à la mémoire du corps. Le sien, porteur d’autres mémoires, voire de mémoires rêvées. Ses membres répondent instantanément à ses désirs enfouis, le propulsent au-dessus de la mêlée. Un chatouillement aux extrémités dessine la carte sensationnelle de sa puissance. Ne reste plus qu’à redescendre. En bas attendent d’autres assoiffés, encore emberlificotés dans leur duvet. Le corps sait comment s’extraire, la tête, un bras puis l’autre, et le reste suivra. À la fin la bouche s’entrouvre, la langue cherche le sein.

samedi 10 novembre 2018

10 novembre

Tandis que la perspective d’une survie sauvagement naturelle bouclerait plus élégamment l’histoire. Il y eut un commencement et il y eut une fin, mais les héros, fatigués certes, n’auront pas démérité. Jusqu'au bout ils auront lutté contre l’adversité (ce qui est tout de même la moindre des choses, non ?) Toujours mieux que de dégénérer en crétinerie. Ce qui manque désespérément, c’est le plan général. Que se passe-t-il après ? Lorsque tous les temps se sont confondus, à ne plus se comprendre sur un continuum, où émergeons-nous ?
                Les couloirs du grand hôtel ne sont plus seulement un labyrinthe dont la solution attend au fond d’un coffret caché dans l’une des chambres du haut. La bonne odeur du pain ne mène pas nécessairement au fournil. Et s’il faut se faufiler entre des murs resserrés, le risque de se retrouver piégé dans une métaphore ne supplante pas celui d’étouffer à l’indicatif. Le boulanger a aussi la main verte pour les plantes en pot, les voitures lancées à pleine vitesse contournent prudemment l’enfant. Binh-Dû peut s’habiller comme les jours précédents.

vendredi 9 novembre 2018

9 novembre

Il se hâte sans se préoccuper de la direction. Dans les rues de Paris, la nuit, il faut donner l’impression qu’on sait où l’on va. Arrivé à l’une des portes de la ville, Binh-Dû s’aperçoit qu’il est parti à l’opposé de là où il voulait se rendre. Bientôt il n’y aura plus de métro, il s’engouffre dans la bouche. Il grimpe au hasard dans le dernier qui part.
Mais où Binh-Dû voulait-il aller ? À cette heure il ferait mieux de rentrer chez lui. En cette saison où l’on ne dort pas sur les plages. Il se souvient, il désirait se promener parmi les crabes à Mahabalipuram. Il ne se souvient plus du tout s’il s’agit d’un souvenir ou d’un rêve ou d’encore autre chose qui n’est tout de même pas à portée immédiate.
Choisirait-il l’éternité auprès de la femme aimée plus qu’aucune autre au monde, ou préférerait-il poursuivre l'inconstante aventure du vieillissement ? La réponse ne va pas de soi, de même le lapin aux pommes de terre n’a pas le même goût selon qu’on le cuisine en cocote ou à la poêle. L’éternité ne laisse d’autre issue que le suicide, est-ce désirable ?

jeudi 8 novembre 2018

8 novembre

La vieillesse commence quand on ne se demande plus à quoi employer son temps. Certains s’y prennent très en avance. Binh-Dû trouvait judicieux de se rendormir dès qu’il avait une heure ou deux à sa disposition – il avait entendu dire que les os poussaient mieux en position allongée. Il n’est pas très grand et se tient sensiblement de travers.
Ceci dit, rien ne lui interdit de prétendre. Les corbeaux cherchent des graines sur la pelouse tondue pour l’hiver, lui avance à grandes enjambées comme s’il avait vingt ans et des soucis graves plein la tête, un avenir à construire, un passé déjà qui s’effiloche, sa bonne amie qui ne sait plus ce qu’elle veut, ses parents qui le briment.
Mais il aurait trente ans aussi bien, quelle réussite ! Tous ses rêves accomplis et encore de l’espérance à revendre. Ou d’autres vingt ans bien mieux épanouis, il suffit de le voir pour y croire, regardez-le ; croyez-le. Ses chemins de traverse rencontrent vos désirs, votre histoire sera la sienne, par la force du mensonge il conquerra la confiance.

mercredi 7 novembre 2018

7 novembre

Le tigre qui feulait dans l’enclos déploie soudain son corps et de ses griffes déchire la poitrine de Binh-Dû. Cela ne fait pas aussi mal qu’on pourrait le croire, c’est même libératoire en un sens, mais cela n’en reste pas moins effrayant. L’irruption du drame, issu du ludique. Depuis qu’il a perçu la sauvagerie folle dans l’œil d’un chat, Binh-Dû se méfie.
S’il avait attendu de côtoyer des chats pour se méfier... Dans sa jeunesse, il montait en courant au sixième étage pour échapper à des poursuivants imaginaires. Il collectionnait les clefs. Il s’entraînait à ne pas respirer. Il souriait plus que de raison. Ses animaux en peluche étaient marqués d’un disque de feutre rouge fluorescent apposé sur le front.
Vous n’êtes pas si énervé, lui affirme sa "référente" en lui serrant la main. La remarque est aimable, conclusion d’un entretien qui s’est déroulé selon des standards acceptables. Certes, il pourrait davantage manifester ses désaccords. Enfant déjà, il ne savait pas trépigner, hurler ni casser des objets. Il filait droit. Il allait se coucher, rattraper du sommeil en retard.