Binh-Dû est
si rapide ! Il regarde le ciel gris, les nuages de pluie, qu’à cela ne
tienne, ses pieds félins ont déjà dévalé la volée de marches extérieures, la
grille ouverte est déjà refermée, et toute une enfilade de rues avalée sans y
penser, au bureau de poste le temps est arrêté. Goutte à goutte les secondes
parcourent leur révolution sur le cadran aux chiffres rouges... Dans la file
d’attente on attend... Certains remplissent des formulaires à une table ronde
qui oblige à écrire penché... D’autres pointent un doigt circonspect sur
l’écran des automates... Le bébé dans sa poussette reste serein bien que Binh-Dû détourne le regard vers la
dame qui colle avec application (comment, sinon ?) un timbre sur une
enveloppe... Il se glisse dans un interstice pour accéder à la machine, poser
son colis sur le plateau, « Vous permettez que je récupère mon
fils ? » demande la dame, « Bien sûr », répond-il comme si
la question en était une, quelle tristesse cette agressivité, se désole-t-il de
retour dans la rue où la pluie se retient encore de l’assaillir, l’épicerie-bazar
brille de mille diodes, Binh-Dû a préparé l’appoint au creux de sa main, ce
qu’il cherche n’est pas en rayon, il ressort, effraie une vieille femme qui sur
le trottoir s’appuie sur sa béquille, « Pardon », se fend-il, et son
sourire d’excuse aussitôt étiré se referme, déjà il a franchi la grille, monté
les marches, retiré ses chaussures. La pluie peut bien tomber sur le toit...
jeudi 6 décembre 2018
mercredi 5 décembre 2018
5 décembre
Mais pendant que les braves gens font leurs courses au supermarché,
l’Histoire les condamne. L’Histoire accuse Binh-Dû à chaque seconde et
l’accusera tant qu’il se penchera sur l’épluchage d’une échalote. Comment
s’accommode-t-il de cela ? Ce n’est pas tant l’époque qui est en cause,
alors faut-il incriminer un tempérament ? Dans les rues la misère
persiste, aux yeux de tous. Partout dans le monde souffrance, spoliations,
viols, saccages. Peints sur les paupières de ceux qui choisissent d’ignorer,
des yeux grands ouverts jamais ne cillent dans le sommeil.
Cette tradition remonte aux sources de la courtoisie. M’aimez-vous ? Je vous aimerai jusqu’à
mon dernier souffle, j’en fais le serment, ou jusqu’à l’heure de votre mort. Et
ce sort funeste paraît enviable. Binh-Dû cacherait plutôt sa dévotion comme un
sentiment trop conditionné. Un jour on se souvient de la personne accomplie
qu’on croyait être alors qu’on avait vécu moitié moins. Tout autour le carnage
continue, embrassant un mouvement voisin d’amour et de désir. Le monde entier
se cherche des justifications, le constat est terrible ; mais telle est sa
raison.
mardi 4 décembre 2018
4 décembre
Prenons une échalote, n’est-elle qu’un condiment ? Le vrai sujet
traiterait de la générosité, de la progressivité des apprentissages, de la mise
en valeur des diversités, ce genre de choses. Dans la vapeur exhalée par les
cerveaux se dessinerait une imposante architecture conceptuelle, avec ce qu’il
faut toutefois d’émotions douces. Les sourires ouvriraient des lucarnes sur le
ciel, il y aurait un feu de bois dans la cheminée, et du thé bien sûr, des
tasses et des tasses, accompagné de pâtisseries exquises. Et une échalote.
Vulgaire, même, à sa pelure externe collerait encore un prix, en
chiffre et en code barre. Mais si l’échalote était comme le mouton divin – le
mouton indistinct du troupeau où se dissimulerait Dieu ? Si l’échalote
était un fruit, poussant sur l’arbre de la connaissance – et on croquerait une
tomate en dessert. Si la force de l’échalote venait de ce que l’équilibre
secret du monde reposerait sur elle, pauvres de nous. Binh-Dû s’en mord la
langue. Moins il parlera, moins il dira de bêtises. Moins il s’éloignera du
vrai sujet.
lundi 3 décembre 2018
3 décembre
Sur les
photographies aussi l’on danse. D’appartement. Binh-Dû avait mis une belle
chemise, aux pieds des souliers brillants. Son amoureuse avait l’air de ses
vingt ans, qu’on lui en aurait donné dix de plus tant l’intelligence, la
douceur et l’exigence émanaient de sa peau. Lui-même rajeunissait en sa
présence, mais à quel point ! D’une manière étourdissante, elle le faisait
grandir. Peut-être même faisait-elle pousser ses cheveux (à lui) si longs sur
les épaules. Elle le faisait sourire, ou plutôt elle faisait qu’il souriait,
non plus comme on se raccroche à n’importe quelle branche surplombant la rivière,
mais comme on s’émerveille d’avoir été malheureux puisque tel fut le chemin du
bonheur. Quand elle l’avait quitté il avait battu son record de barbe. Un jour
ils s’étaient retrouvés dans un pub irlandais, le lendemain il s’était rasé, comme
avant, comme sur les photographies, quand elle préférait que cela ne pique pas.
Binh-Dû devrait se raser plus souvent au lieu de se vieillir. Elle s’en
fichait, sa dernière amoureuse, qu’il pique ou pas, et lui se trouvait plus
beau comme ça. Ils n’ont pas de photos qui les commémorent. Ils ont cinq cents
pages de correspondance électronique. Ils
étaient secrets. Le soir du bal, il ne pouvait pas danser à cause d’une
tendinite achiléenne, mais dans la pénombre ils se sont embrassés, il s’en
souviendra encore dans quinze ans. Il aura peut-être rasé sa tête, qu’on le
prendra pour un moine. Elle sera revenue dans sa vie pour toujours à jamais (car
là est sa place, là est leur place, au plus élevé de l’amour, que Binh-Dû, d’en
bas, contemple).
dimanche 2 décembre 2018
2 décembre
La fillette glisse d’une marche sur les fesses, c’est normal, c’est
comme cela qu’on apprend à marcher. Elle pleure quand même, de contrariété, non
ce n’est pas normal, j’étais là, tranquille, la veille j’avais réussi à
atteindre le fauteuil où papa me tendait les bras, sous les applaudissements de
maman, alors pourquoi cette fois je tombe ? (Mais qui parlait
d’escalier ?)
Prudence est mère de tous les risques. Dans le meilleur des cas, si
l’on veut vivre. De ses bras l’on s’éloigne (bien sûr la Terre est ronde, d’où
l’éternel retour). À défaut de savoir encore se casser la figure, on apprend à
rouler-bouler, et tout étourdie, dans le nouvel univers ainsi pénétré, de sa
mère on devient la mère, tandis que la fille a mille ans et cinquante paire
d’yeux.
L’infinie sagesse d’un âge acquis, et toujours un rire d’enfance. Le
miel touillé au fond de l’eau citronnée colore un typhon nouveau, sur les parois
du verre miroitent mille-et-une correspondances.
Mais on ne comprend pas ce que tu
racontes ! objecte-t-on à Binh-Dû, lequel choisit de ne pas entendre
la musique dissonante. Aimer encore.
samedi 1 décembre 2018
1er décembre
C’est le moment de vérité. Tous les VIP sont là, ne pas se louper. Une
chevillère prend l’allure d’un accessoire, oublier l’entorse en-dessous qui
proteste en coulisses. La salle est pleine d’une rumeur confortable qui lentement
décroît avec l’éclairage. Tous les yeux braqués vers le disque lumineux qui se
précise au centre de la scène...
Une heure plus tard Binh-Dû applaudit, moins fort que certains de ses
voisins, il se détend, il s’émeut, il essuie la larme avant qu’elle ne
s’épanche. Il lève aussi discrètement que possible une main quand son nom est
cité, la claque à nouveau dans l’autre quand les têtes se tournent vers la
régie. Il boit le champagne, il serre dans ses bras.
Remet son bonnet, la route est longue jusque chez lui et il ne sait
plus trop où il en est de sa pudeur. S’il convient de témoigner de la beauté,
de nommer la reconnaissance, si ce qui existe dans l’éphémère a besoin d’être
identifié plus précisément, les amitiés, les sentiments. L’amie qui l’accompagnait
ce soir, celle qui manquait. Tout ce qui demeure parfait.
vendredi 30 novembre 2018
30 novembre
Jusqu’où
avoir peur, hors de la matrice ? Hors de la matrice, c’est encore la
matrice. Le soleil passe dans l’encadrement de la fenêtre, dans le chalet les
lattes du parquet convergent en ligne de fuite. Quand la nuit sera tombée et
toutes les portes refermées, la neige descendra recouvrir les arbres et les
pelouses puis elle se transformera en pluie tombant des branches sur les
bonnets. Mais pour l’heure Binh-Dû ne s’en doute pas. Il ignore également qu’il
ira dans l’après-midi acheter du porc en batterie et des pommes ignifugées. Sur
l’éventail des pollutions, certaines semblent accessoires. Vaut-il mieux
déraper comme en rêve et s’encastrer sous une voiture ? Non, il se tient
debout en chaussettes sur le parquet, derrière le trait de scotch, sous la
mitraille et un second soleil artificiel. Son quant-à-soi au garde-à-vous cille
à chaque crépitement, ainsi seulement aurait-il refusé le bandeau sur les yeux.
Est-il si périlleux d’être convaincu de sa propre existence, preuve inscrite
dans le viseur ? La salle est pleine pour la générale, les danseurs
ressortent en moirures sombres sur le fond blanc. On retient son souffle à
l’amorce des mouvements. Binh-Dû est sorti du chalet, il croise les doigts. Et
puis il se détend, il sourit même en grand, personne ne le regarde.
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