jeudi 3 janvier 2019

3 janvier


Oh les ironies méchantes ! Il sera question de biographies. Un volcan meurt, un autre renaît, que dire de celui qui ne sera pas né ? Binh-Dû examine son parcours entre les cratères, de ci de là il ramasse un caillou. Des biographies de son vivant à lui, il pourrait en rédiger une dizaine, et elles auraient chacune l’apparence de la vérité. Des mensonges, il pourrait n’en inscrire aucun, et pourtant personne ne lui ferait crédit. Merveilleux, qu’il raconte donc ce qui lui chaud ! L’ironie n’est pas ici, la sale ironie précipitant dans la mort un homme qui n’accordait pas d’importance aux états de service pourvu qu’on lui procure de quoi se représenter d’autres destins, un homme qui faisait profession de sa propre pudeur. Celui qui est mort n’est pas celui qui demande à Binh-Dû une biographie anecdotique. Il faut changer le fusil d’épaule. Accommoder les restes. Alors voilà, Binh-Dû est né, il a grandi, il a fait ceci et cela, on dirait un long fleuve où l’on ne se baigne jamais deux fois tout en sachant parfaitement où l’on va. Pas à la mort, jamais de la vie ! On va de l’avant, en bas de notice sera inséré un lien furtif. Mais auparavant, qu’on nous accorde un moment d’affliction. Et nous écouterons ce cœur immuable battre à nos oreilles.
 
[merci à Paul Otchakovsky-Laurens]

mercredi 2 janvier 2019

2 janvier


Heureusement cette fois qu’il n’avait pas compté, il aurait pris peur. Heureusement que le tournant des vœux occasionne un prétexte. Heureusement Binh-Dû n’était pas auprès de son téléphone pour décrocher. Il n’aurait pas su comment respirer. Il réécoute le message plusieurs fois, il se réacclimate à la tonalité de cette voix, sa texture si particulière. Sa matérialité presque palpable, caressable. Il sent diffuser dans ses poumons, dans son psoas, dans ses orteils. Cent-sept jours, il ne restait plus qu’une perle de prière au mâlâ. Les deux dernières il les aurait enfoncées dans ses oreilles – gardant ses yeux pour pleurer ? Non, rien de si dramatique. Elle lui souhaite de belles choses, plein, pour l’année nouvelle. Elle l’embrasse, et si ce n’est qu’une formule convenue, au moins celle-ci augure-t-elle d’un rapprochement. Binh-Dû tourne lentement la tête, elle aussi à sa rencontre et leurs lèvres se joignent comme une première fois, dans la même inéluctable simplicité. Deux guêpes vrombissent aux angles du plafond, attendant qu’on leur ouvre la fenêtre. Une fois dehors, elles demeurent à proximité, inspectant les anfractuosités de la façade. La menace même se transforme en beauté.

mardi 1 janvier 2019

1er janvier

                Non, sérieusement, même pas en rêve ! Youhou, c’est l’heure des résolutions pleines d’espérance ! On y croit, on n’a que ça... Mais oui, efface cette triste mine de ton visage, viens danser, viens boire, viens m’embrasser ! D’accord, mais attention, aïe, ici ça me fait mal... Allez, bouge-toi, c’est la fête, youhou ! Attends, je voulais te dire, j’ai eu des nouvelles de la fille, tu sais, qui regardait dans le vague, assise sur un canapé, dans sa main un verre en plastique à moitié rempli de bière menaçant de se renverser... Je ne t’entends pas, youhou, yeah !
                Ne m’ôtez pas la douleur du désir, psalmodie un homme en robe de chambre derrière la porte vitrée, sa bouche forme de petits nuages de buée. Binh-Dû, qui s’est couché tôt au regard de ses habitudes, médite là-dessus, est-ce que le désir est une attente ? Ou n’est-ce pas plutôt une suspension ? La notion de suspension lui paraît plus proche du plaisir, d’ailleurs le fou ne fume pas malgré le cendrier sur pied disposé à cet effet. Le désir est une promesse, décide finalement Binh-Dû, et il retourne regarder la télévision, au cas où il reconnaîtrait quelqu’un.

lundi 31 décembre 2018

31 décembre

Cette année, Binh-Dû s’applique à réfuter d’avance l’hypothèse, au terme du compte à rebours, de la fin du monde. On verra demain si l’Histoire lui a donné raison. Mais ces vieilles craintes, vraiment... Il n’a plus six ans ! Les pots de yoghourt n’explosent pas dans le frigidaire quand minuit sonne le passage – de la date limite à une innommable durée. Pourtant, il semblerait que son lecteur de CD ait soudain cessé de fonctionner, au franchissement de cap devra-t-il n’entendre que cris d’apocalypse défiée et pétards exaspérés ? A-t-il tout de même intérêt à finir le gâteau ?
Mais jusqu’où reprogrammer l’obsolescence ? S’il reste des historiens dans les époques futures, ils écriront des thèses condescendantes à ce propos. Binh-Dû se souvient parfaitement de son premier pyjama, dont il mâchouillait les manches, et de son pressentiment des ruines. Tous les quarts d’heure, paraît-il, un éléphant tombe sous les balles d’un braconnier, le temps de sa gestation un éléphanteau pourrait déplorer l’assassinat de cinquante mille des siens. Dans la savane soudain l’assassin doute, sa botte sur un girafon : soit épargner les autres... soit retourner l’arme contre lui.

dimanche 30 décembre 2018

30 décembre


Il n’y en a plus pour longtemps maintenant, affirme la secrétaire, et les patients hésitent entre soulagement et inquiétude. Chacun dans sa bulle problématique. Au-dehors les voitures se garent sur le parking à mesure que d’autres laissent la place. Comme une survivance d’un monde ancien qu’on ne regrettera pas, dans le futur on pourra passer toute sa vie dans son module polystationnaire, le canapé sera compris dans le forfait générationnel, et le fauteuil connecté évolutif à mémoire de forme sera un bien inaliénable sauf déchéance de niveau 5. Le premier arrivé retient une terrible envie de faire pipi, il se lève d’un coup lorsque la porte s’ouvre. Ce n’est pas l’arthrite qui l’amène ici, déduit Binh-Dû, sans en induire un éventuel souci de vessie. Lui se demande s’il ne va pas plutôt rentrer dans son cube, quitte à perdre le bénéfice attendu de l’attente. Car au fond, désire-t-il n’en avoir plus pour longtemps ? Même si le monde ancien ne remonte pas assez loin, il semble préférable. On courait dans les flaques. On avait faim. On grimpait sur un talus pour se donner le sentiment de dominer l’avenir. Une fois, Binh-Dû, confus, avait dû s’excuser pour avoir grignoté une serviette-éponge. En tout état de cause il aimait davantage le chocolat.

samedi 29 décembre 2018

29 décembre


Sa peau rougit contre le mur chaulé, Binh-Dû n’a pas choisi le bon côté de la rue pour s’asseoir. En face il y a de l’ombre, Viens nous rejoindre, l’invite-t-on. Sauf que le soleil tourne, d’ici peu les situations s’inverseront. Y a-t-il quelque chose à décider encore ou, comme sur le pont d’un bateau soumis au roulis, suffirait-il de s’accrocher ? Vaut-il mieux rester seul ? Le soleil tourne tellement qu’il vire à la pluie. La tempête se détruit d’elle-même, brisant les vagues. Sur l’île, les arbres ploient et se rengorgent, il faut l’imaginer car l’accès est interdit : risque de chutes. Binh-Dû en est réduit à longer la rive, un gros oreiller sous chaque bras l’aiderait le cas échéant à flotter. Encore faudrait-il qu’il interprète correctement le code couleurs, rose pour les femmes qui se couchent sur le côté, bleu pour les hommes qui dorment à plat. Le choix qu’on lui laisse consisterait à brasser en rond dans le sens du temps ou à rebours, c’est maigre. Le choix laissé aux destinataires d’une lettre est de ne pas répondre, se racontent-ils. Ils n’iront pas bien loin comme cela, ou ils iront sans Binh-Dû qui a toujours son problème de dos à régler.