L’insomnie plaque le corps au centre du lit comme on épingle un
papillon. Mais Binh-Dû n’en est pas victime, il peut encore se demander quoi
choisir. Rester étendu sur le dos et sombrer peu à peu dans l’oubli, ou se redresser
pour collecter quelques clefs. Quand il dort, un même dilemme souvent tire sur
sa peau, souviens-toi ! Souviens-toi
des étonnements accordés, ou meurs. La mort en ce qui le concerne est
encore un sommeil dont on se réveille nauséeux. Une obsession de petit matin ou
de nuit précoce. L’enseigne aux grosses lunettes clignote tandis qu’il traverse
la chaussée de biais, il titube. Il n’a pas bu pourtant, il n’a rien avalé. Il
en a gros sur la patate. Sur la langue un cheveu baveux se révèle quand il le
porte à ses yeux l’aile d’une fine mouche. Dieu merci, il n’en est pas arrivé
au point d’entendre des voix. Les voix qu’il voudrait entendre se taisent, au
mieux c’est un chien qui jappe. Les voix qu’il voudrait entendre, il voudrait
les toucher comme on goûte un fruit mûr. Tel est le principe de l’impatience à
contretemps, se dit-il, en rallumant la lumière tant son analogie est
brillante. Le silence est une capillarité épaisse, et l’immobilité paraît
indiscrète, un corps peut n’être plus qu’un meuble parmi les meubles, chargé de
sa patine, dépourvu de prétention. Binh-Dû, du bout des doigts, caresse
doucement le sien visage qui lui sourit.
lundi 7 janvier 2019
dimanche 6 janvier 2019
6 janvier
Un chien jaillit
du bois, Binh-Dû l’accueille avec joie. C’est le plus intelligent des chiens,
cela se voit à sa façon de lever la tête. Il serait même capable de jouer au
volley-ball. Pendant ce temps, des messieurs dans leur club anglais sacrifient
au rituel consistant à trinquer au son d’onomatopées guerrières, pan, boum,
aïe. Plus débile, on a du mal à trouver. Sur les lattes du store électrique,
deux escargots anémiés se sont installés pour mourir. Il fait trop jour pour
descendre et pas assez pour s’exposer aux regards, l’entre-deux se cherche.
On est ce qu’on accepte d’être, affirme
celui qui n’a pas encore trouvé comment vivre. Et on ne comprend rien à ce
qu’il suggère, espoir ou fatalité ? Qu’ai-je donc accepté d’être, se
demande Binh-Dû, mais aussi : que pourrais-je accepter ? Qu’ai-je
refusé d’être jusqu’à présent ? Qu’ai-je cru refuser alors que je
l’acceptais, et que refusé-je à mon insu ? Il se gratte le cuir chevelu
comme s’il portait une longue perruque mêlée de plumes violettes et que tous
ses pores suintaient l’héroïne. Pour sûr, il se prend pour quelqu’un d’autre.
samedi 5 janvier 2019
5 janvier
Dans une autre
vie, Binh-Dû se serait très bien entendu avec la caissière du supermarché. Dans cette vie-ci déjà, mais
il peine à franchir la ligne, comme avec les superstars trop sollicitées. Il
entend sa voix veloutée quand elle lui rend la monnaie, il entend son sbam©,
cet énoncé robotique qu’elle n’avait nul besoin qu’on lui inculque, il entend
son regard qui va chercher la personne derrière le client (et non le client
suivant). Elle réplique « ... et bonne santé, surtout », et Binh-Dû
aimerait prendre le temps d’en discuter davantage.
Comment se
porte-t-elle, souffre-t-elle de troubles musculo-squelettiques, est-elle
sujette à des accès dépressifs qui donnent à ses yeux leur nuance
mélancolique ? Doit-elle travailler dans ce supermarché pour assurer la
subsistance d’un parent invalide ? Une bonne santé selon elle
conditionne-t-elle une bonne année, est-ce suffisant ? Est-ce le minimum
ou le maximum, qu’espère-t-elle de la vie ? A-t-elle noté que Binh-Dû se
tient un peu de traviole, que certains jours il grimace et que sa barbe n’est
pas de la première vigueur ?
Il range son
portefeuille, une amie lui a donné un coup sur le tendon sans le faire exprès,
ils ne parviennent jamais à se coordonner. Une autre amie, avec qui il se
coordonne très bien, lui a expressément adressé des vœux de bonne santé. Et les
gens continuent à mourir, c’est fou. Le phénomène fascine Binh-Dû, comme un
enfant suivant le destin de bulles de savon. Plop à la fin, c’est normal, c’est
irrésoluble. Peut-être n’auraient-ils rien trouvé à se dire, la caissière et
lui, ils auraient cherché. Il y aurait eu de l’embarras, suivi d’une franche
absence de regret.
vendredi 4 janvier 2019
4 janvier
Toujours vaut-il mieux écrire sa biographie que sa nécrologie !
Et prononcer un éloge plutôt que de n’avoir plus de courant dans la langue.
Binh-Dû pousse un gémissement après les mots « bienveillance
déterminée », comme s’il jouissait. Dans le théâtre, les fauteuils vides
sont cassés et les travées jonchées d’emballages de cochonneries. Son téléphone
devrait sonner. Mais peut-être n’a-t-il pas trouvé la bonne formulation ?
Dans un autre éloge, anthume celui-ci, il parlait d’ouverture et de fermeté, les
flûtistes en salivent dans leurs anches. C’est encore le dernier jour et la
piste est une rivière de boue ; ou le glacier est descendu ; ou
quelqu’un a décroché les cartes punaisées dans la guérite, un chien malade jappe jusqu’à
ce qu’on le frappe. Tout va aller mieux désormais, même à petit feu. Même
au rythme de l’herbe qui tâte le vent à la surface, à celui du petit ruisseau
d’eau claire. Binh-Dû a une préférence pour la métaphore des braises, la
science de la non-consomption. Son amie revenue, il ne l’aime pas moins, elle
trouve les mots qui le touchent. Elle comprend avec un temps d’avance ce que
lui-même ressent. Il gagnera toujours à l’attendre.
jeudi 3 janvier 2019
3 janvier
Oh les ironies méchantes ! Il sera question de biographies. Un
volcan meurt, un autre renaît, que dire de celui qui ne sera pas né ? Binh-Dû
examine son parcours entre les cratères, de ci de là il ramasse un caillou. Des
biographies de son vivant à lui, il pourrait en rédiger une dizaine, et elles
auraient chacune l’apparence de la vérité. Des mensonges, il pourrait n’en
inscrire aucun, et pourtant personne ne lui ferait crédit. Merveilleux, qu’il
raconte donc ce qui lui chaud ! L’ironie n’est pas ici, la sale ironie précipitant dans la mort un homme qui n’accordait pas d’importance aux états de
service pourvu qu’on lui procure de quoi se représenter d’autres destins, un
homme qui faisait profession de sa propre pudeur. Celui qui est mort n’est pas
celui qui demande à Binh-Dû une biographie anecdotique. Il faut changer le
fusil d’épaule. Accommoder les restes. Alors voilà, Binh-Dû est né, il a
grandi, il a fait ceci et cela, on dirait un long fleuve où l’on ne se baigne
jamais deux fois tout en sachant parfaitement où l’on va. Pas à la mort, jamais
de la vie ! On va de l’avant, en bas de notice sera inséré un lien furtif.
Mais auparavant, qu’on nous accorde un moment d’affliction. Et nous écouterons ce cœur immuable battre à nos oreilles.
[merci à Paul Otchakovsky-Laurens]
mercredi 2 janvier 2019
2 janvier
Heureusement cette fois qu’il n’avait pas compté, il aurait pris peur.
Heureusement que le tournant des vœux occasionne un prétexte. Heureusement
Binh-Dû n’était pas auprès de son téléphone pour décrocher. Il n’aurait pas su
comment respirer. Il réécoute le message plusieurs fois, il se réacclimate à la
tonalité de cette voix, sa texture si particulière. Sa matérialité presque
palpable, caressable. Il sent diffuser dans ses poumons, dans son psoas, dans
ses orteils. Cent-sept jours, il ne restait plus qu’une perle de prière au
mâlâ. Les deux dernières il les aurait enfoncées dans ses oreilles – gardant
ses yeux pour pleurer ? Non, rien de si dramatique. Elle lui souhaite de
belles choses, plein, pour l’année nouvelle. Elle l’embrasse, et si ce n’est
qu’une formule convenue, au moins celle-ci augure-t-elle d’un rapprochement. Binh-Dû tourne lentement la tête, elle aussi à sa rencontre et leurs
lèvres se joignent comme une première fois, dans la même inéluctable
simplicité. Deux guêpes vrombissent aux angles du plafond, attendant qu’on leur
ouvre la fenêtre. Une fois dehors, elles demeurent à proximité, inspectant les
anfractuosités de la façade. La menace même se transforme en beauté.
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