Dans une autre
vie, Binh-Dû se serait très bien entendu avec la caissière du supermarché. Dans cette vie-ci déjà, mais
il peine à franchir la ligne, comme avec les superstars trop sollicitées. Il
entend sa voix veloutée quand elle lui rend la monnaie, il entend son sbam©,
cet énoncé robotique qu’elle n’avait nul besoin qu’on lui inculque, il entend
son regard qui va chercher la personne derrière le client (et non le client
suivant). Elle réplique « ... et bonne santé, surtout », et Binh-Dû
aimerait prendre le temps d’en discuter davantage.
Comment se
porte-t-elle, souffre-t-elle de troubles musculo-squelettiques, est-elle
sujette à des accès dépressifs qui donnent à ses yeux leur nuance
mélancolique ? Doit-elle travailler dans ce supermarché pour assurer la
subsistance d’un parent invalide ? Une bonne santé selon elle
conditionne-t-elle une bonne année, est-ce suffisant ? Est-ce le minimum
ou le maximum, qu’espère-t-elle de la vie ? A-t-elle noté que Binh-Dû se
tient un peu de traviole, que certains jours il grimace et que sa barbe n’est
pas de la première vigueur ?
Il range son
portefeuille, une amie lui a donné un coup sur le tendon sans le faire exprès,
ils ne parviennent jamais à se coordonner. Une autre amie, avec qui il se
coordonne très bien, lui a expressément adressé des vœux de bonne santé. Et les
gens continuent à mourir, c’est fou. Le phénomène fascine Binh-Dû, comme un
enfant suivant le destin de bulles de savon. Plop à la fin, c’est normal, c’est
irrésoluble. Peut-être n’auraient-ils rien trouvé à se dire, la caissière et
lui, ils auraient cherché. Il y aurait eu de l’embarras, suivi d’une franche
absence de regret.