samedi 5 janvier 2019

5 janvier

                Dans une autre vie, Binh-Dû se serait très bien entendu avec la caissière  du supermarché. Dans cette vie-ci déjà, mais il peine à franchir la ligne, comme avec les superstars trop sollicitées. Il entend sa voix veloutée quand elle lui rend la monnaie, il entend son sbam©, cet énoncé robotique qu’elle n’avait nul besoin qu’on lui inculque, il entend son regard qui va chercher la personne derrière le client (et non le client suivant). Elle réplique « ... et bonne santé, surtout », et Binh-Dû aimerait prendre le temps d’en discuter davantage.
                Comment se porte-t-elle, souffre-t-elle de troubles musculo-squelettiques, est-elle sujette à des accès dépressifs qui donnent à ses yeux leur nuance mélancolique ? Doit-elle travailler dans ce supermarché pour assurer la subsistance d’un parent invalide ? Une bonne santé selon elle conditionne-t-elle une bonne année, est-ce suffisant ? Est-ce le minimum ou le maximum, qu’espère-t-elle de la vie ? A-t-elle noté que Binh-Dû se tient un peu de traviole, que certains jours il grimace et que sa barbe n’est pas de la première vigueur ?
                Il range son portefeuille, une amie lui a donné un coup sur le tendon sans le faire exprès, ils ne parviennent jamais à se coordonner. Une autre amie, avec qui il se coordonne très bien, lui a expressément adressé des vœux de bonne santé. Et les gens continuent à mourir, c’est fou. Le phénomène fascine Binh-Dû, comme un enfant suivant le destin de bulles de savon. Plop à la fin, c’est normal, c’est irrésoluble. Peut-être n’auraient-ils rien trouvé à se dire, la caissière et lui, ils auraient cherché. Il y aurait eu de l’embarras, suivi d’une franche absence de regret.