lundi 25 février 2019

25 février


                Que la vie soit groovy ou qu’elle fasse profil bas ! Le bas profil de la vie n’est pas le pire qu’elle puisse présenter, qu’on s’en contente ! Qu’il se contente, Binh-Dû, de se réveiller, d’avoir un peu froid, un peu faim, un peu triste, qu’il y remédie selon les moyens à disposition, qu’il regarde les nuages passer par sa fenêtre ou qu’il aille faire un tour, qu’il travaille son lot, son lopin, qu’il gagne son pain, qu’il conçoive quelques espoirs ressassés et improbables, qu’il retourne se coucher, qu’il goûte sa fatigue ! Et demain sera un autre jour.
                Il ne sait pas patiner. S’il savait, ce serait, pour sûr, groovy. Il a su éviter de passer à travers la glace, d’un hiver sur l’autre, c’est déjà ça. La surface est peu épaisse et translucide, les moufles posées à plat il cherche quelque chose qu’il aurait perdu au fond du lac et qui attendrait dans un écrin de vase. Mais rien, ce n’est pas là, ou c’est autre chose. C’est une faille magmatique qui bouillonne, un péril imminent. Binh-Dû revenu sur ses pieds est trop isolé, trop loin, et bien incapable de courir. Glissera-t-il, s’il s’en donne l’élan ?

dimanche 24 février 2019

24 février


       Les malentendus féconds portent à rire. À un moment Binh-Dû dit « Moi aussi je t’aime » et cela n’a rien à voir. C’est un rire étrange, à l’intonation incertaine. Comme de fixer la nuque de sa partenaire, toutes oreilles aux aguets. En pleine nuit le voisin saute sur son plancher pour amuser une fille rencontrée quelques heures plus tôt en boîte de nuit, heureusement ce n’est pas le voisin du dessus. Les corbeaux se gèlent les ailes en attendant que le ciel rosisse à l’est. Ailleurs, des lèvres d’éternel bébé cherchent un sein tiède et odorant.
       Il n’en faut pas tellement pour calmer l’angoisse : une confirmation avantageuse, le souvenir de ce qui est de toute éternité, un zeste d’ironie désinvolte. Un petit coup de chauffage électrique. Non, Binh-Dû n’offrira pas le thé aux agents assermentés, cela prêterait à malentendu. Si compliqué de faire la distinction entre ce qu’il aspire à devenir et ce qu’il sait ou ne sait pas être dès à présent. Déjà qu’il y a doute sur son identité. Il dansera un peu si le groove surgit, il se caressera la barbe (seuls les poils blancs crissent). Et ce sera bien assez.

samedi 23 février 2019

23 février


                Est-ce ce que tu as envie d’entendre ? Y a-t-il une frontière dissimulée qu’il faudrait impérativement franchir ? Quelle sorte d’empathie est-elle la mieux adaptée : dans l’une, Binh-Dû se tiendrait bien campé sur ses deux jambes au bord du marigot et prodiguerait sans se mouiller des encouragements ; dans l’autre, il sauterait à pieds joints et confirmerait l’impitoyabilité du monde. Il y a des trous dans le drap-housse, qui s’agrandissent à chaque étirement d’orteil. Le froid s’y insinue. Quelqu’un frappe à la porte dépourvue de judas.
                Dehors c’est différent, les enfants s’en donnent à cœur joie. Une petite fille installe son ours en peluche bien confortablement dans un bidet abandonné sur le trottoir. Une autre multiplie les équilibres sur les mains et retombe sur ses pieds, le visage éclairé par tout ce qu’elle a vu à l’envers. Un petit garçon montre à son père une perruche verte qui vole entre les immeubles de la cité ; le mâle n’est pas loin (ou la femelle, Binh-Dû ne saurait dire, simplement il désigne du doigt l'oiseau en passant et sourit tel un sage aveugle et muet).

vendredi 22 février 2019

22 février


Il court toujours, le chien, malgré son ventre ouvert. Seul un morceau de boyau dépasse, d’entre deux muscles rouges. Et Binh-Dû est convié à une danse importune, impossible de refuser, ils sont tous venus en son honneur. Il passe de bras en bras. Il est le centre de l’attention. S’il avait su, il n’aurait pas enfilé ce pull gris (et le petit trou de cigarette près de l’encolure, l’ont-ils remarqué ?), il se serait lavé les cheveux, il se serait composé une attitude, à tête reposée. Au lieu de ça, il ne sait plus où donner. Où s’est enfuie celle qui l’attendait. Est-elle partie pour ne pas déranger ? S’est-elle imaginée qu’elle déparait, qu’il avait mieux à faire, que ce n’était pas le moment ? Dans les vastes salles du palais il court à sa recherche. Chaque rebond de ses pieds sur le sol semble lui déchirer quelque chose à l’intérieur, une fibre après l’autre. À coup sûr il y aura un point de non-retour, de dislocation définitive où il s’effondrera sans pouvoir se relever. Des mains compatissantes se tendront vers lui. En tas par terre il sentira encore qu’il respire, chaque prise d’air un sanglot, chaque souffle une larme. Il fermera les yeux. Il priera pour un meilleur réveil.

jeudi 21 février 2019

21 février


                L’amour est-il aussi un bavardage ? L’amour des corps s’entend, celui qui plaque la peau contre la peau, l’amour est-il parfois une gifle ? L’amour est tout, c’est entendu, dites un mot, n’importe lequel et ce sera l’amour. L’amour toujours. Couteau. Pain. Lustre. Faisceau. Vaisseau, vaisselle. Solitude. Froidure. Et chaleur. Béton. Mémoire. Tout est amour, jusque dans la larme qui coule sur la joue. Dans l’éclat du soleil qui se réverbère sur une fenêtre d’en face, dans la faim. Binh-Dû hésite entre admiration et dévoration.
                Il ne sait plus où il en est. L’admiration reste en surface mais il arrive qu’elle porte son fer dans la plaie. La dévoration est un cheval fou dont on n’ôtera pas la robe. L’amour est un prétexte bardé de paroles prétendument belles – pour qui se défie des mots. Une explication superflue. Un avant-goût prêt à galoper nul ne sait où. C’est le contre-signe du manque, un marque-page terrifié, terrifiant et consolateur. L’avenue monte du fleuve tel un jarret tremblant sous l’effort, il faudrait ralentir sans crainte d’en mourir.

mercredi 20 février 2019

20 février


                Et ils continueront à confondre le désir et l’amour, le sentiment et l’attention. L’attention et la bienveillance. La bienveillance et le don. Le don et l’échange. L’échange et l’inventivité. L’inventivité et la proposition. La proposition et le rire. Le rire et la joie.
                Dans un épuisant mouvement brownien, croyant qu’ils progressent, qu’au bout du prochain revirement se fera jour le bout du tunnel. Ils se cognent aux parois de leur crédulité, résignés à ne pouvoir reculer. Ils sont uniques !
                L’un d’entre eux se nomme Binh-Dû, regardez, c’est celui qui lève une main là-bas. Ah non, il l’a rabaissée, on ne le voit plus. Il pensait être très différent, pour commencer il aurait été immortel. Et pour finir aussi, comme un serpent se mord la queue.
                Ou un chien, le genre qui s’y connaît en joie et en désir. Et en attention. Au ras du sol il dévale la pente, faisant s’envoler à nouveau les feuilles mortes. Puis il la remonte, pas encore essoufflé. Cela peut durer longtemps.