mercredi 8 mai 2019

Hybrides #2

Voyez-vous, dis-je, à un certain point je me suis mis en tête que les histoires qui sortaient de ma fantaisie pouvaient se répéter dans la réalité, et pendant ce temps j’écrivais des histoires méchantes, voilà le mot, et puis, à ma grande surprise, la méchanceté se répéta vraiment dans la réalité, bref j’ai guidé les événements, voilà mon orgueil. Et puis ?, demanda le prêtre. Et puis quoi ?, demandai-je à mon tour. Tous les autres péchés que tu as commis dans ta vie, dit-il, qui sait quels autres péchés tu as commis dans ta vie. Beaucoup, répondis-je, mais ceux-là n’ont pas d’importance, ils appartiennent aux petites misères des hommes, je n’en ai rien à faire, laissons-les tomber.

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« Un homme n’emmène pas une jeune fille se faire coiffer s’il n’aime pas cette jeune fille, décréta-t-elle, c’est moi qui te le dis. Ça n’existe pas. »
Et je hochai la tête car, de nouveau, je ne savais pas quoi dire.
« Ça n’existe pas », répéta Mama Joe, comme si je l’avais contredite. Un cafard surgit de derrière son tabouret, et elle l’écrasa sous son pied nu. « Que Dieu pompe le pouvoir du diable », asséna-t-elle.


Antonio Tabucchi (Pour Isabel)
& Chimananda Ngozi Adichie (L’hibiscus pourpre)

mardi 7 mai 2019

Hybrides #1


- Merci d’être venue.
- Merci pour les rafraîchissements. Merci aussi pour ce que tu es. Dans le fond, nous ne croyons jamais que nous mourrons un jour.
- Voyons, voyons…
- C’est pourtant vrai. Je veux dire que nous ne nous conduisons jamais… que nous ne nous conduisons jamais comme si nous savions que nous allions mourir.
- Et comment devrions-nous nous conduire ?
- Différemment.
Elle affuble le mot d’une intonation ridicule pour bien montrer que sa réponse est nulle et qu’il ne faut y voir qu’une plaisanterie.

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Le remords et l’autodérision submergeaient mon cerveau comme l’odeur de la pisse dans une ruelle à clochards.
 

Alice Munro (Différemment)
& Dan Fante (Bob Le Macho)

dimanche 5 mai 2019

1er mai


                Avant de recommencer à parler, il y eut le silence d’une dernière nuit. Puis le chant d’un oiseau, si mélodieux qu’à l’écouter, le matin, tu t’es rendormi. Le brouillard protégeait du soleil, c’était un temps à prendre la route s’élevant en lacets vers le col, peut-être y verrait-on plus clair. Au chalet, un petit garçon cache sa girafe dans un trou de souris.
                Sa mère est l’amie retrouvée, tu l’entends avec toujours autant d’évidence à travers les années, même sans les mots. Elle berce son dernier-né au rythme de sa marche, attention au bonnet qui glisse sur les yeux. Le grand frère, resté avec leur père durant la promenade, a délivré sa girafe. Le plus inlassable des jeux consiste à se raconter des histoires.
                Toi-même te fais une frayeur, inspectant sous la douche après la promenade un pli de chair glabre sur ton ventre d’où dépasse encore une minuscule paire de pattes étrangères : une tique, n’espères-tu pas, saisie entre deux ongles comme n’aurait su le faire un chien, arrachée rostre inclus. Espères-tu. La vue baisse, les draps sont frais, odeur de camphre.

samedi 4 mai 2019

30 avril


                Les générations futures, quelle imposture ! Notre prochain, suffirait déjà qu’il soit de nous le contemporain – on s’attache vite. Ceux qui préservent la planète sont conscients d’un phénomène hallucinant : la vie se perpétue. Ou bien, tout simplement, ils sont respectueux de ce qui est – cette branche pleine de sève, pour quelle raison l’arracher ?
                La terrasse d'un chalet abandonné, une truite (sous cellophane), un chien (son museau). Des moutons, des agneaux, des chèvres, des cabris. Une belette. En un autre temps, tu aurais raconté la belette sur le sentier, d’une phrase brève comme un haïku textoté, avec une rime facile pour s'en réjouir. Quelques gouttes de pluie tombent sur le plancher.
                Et puis la neige encore, d’aussi bas qu’on parte. (Bien qu’un souffle géothermique dessine des orées au pied des sapins.) Alliée cette fois du désir de redescendre, la vue dans la forêt trop longtemps s’est heurtée au son contradictoire de la rumeur automobile en contrebas. Se tromper si lourdement, les hommes, n’est pas qu’une question de génération.

vendredi 3 mai 2019

29 avril


                Les hirondelles se faufilent sous la charpente d’un coup d’aile hâtif et précis. Elles ne semblent pas perturbées par les avions qui se succèdent au-dessus de la grange. Quant aux arbres, ils poussent en hauteur pour justifier l’accroissement de leur circonférence, tu ne crois pas ? Tout homme est ton assassin en puissance. Tout assassin en puissance risquerait sa vie pour sauver la tienne.
                Les gens. Ils auraient l’occasion de s’écouter marcher, mais non, ils parlent d’un joueur de foot multimillionnaire ; ils engueulent leur chien ; ils mentent à leur enfant (« On est presque arrivés en haut ») ; ils sèment du plastique. Les gens. Faut-il continuer à les détester ? Ils saccagent la planète par dépit de n’être pas immortels. Ou éternels. Croient-ils. Ils suicident l’espèce pour dire merde à Dieu.
                Au sommet il fait froid, on pourrait confondre l’altitude avec la date d’érection de la croix. Protégez-nous, qu’y disaient. Tous morts depuis. Toi tu connais la faim, la soif, exaucées au-delà d’elles-mêmes. Le goût irremplaçable de la fatigue, la misère et l’exténuation. Sans cela, pas d’accès au royaume. Les aulnes se redressent de sous la neige et reprennent leur résilience là où elle attendait.