Tu voudrais rendre hommage à ceux qui mourront avant toi, qui
font déjà vingt ans de plus que leur âge. Ou vingt ans de moins, c’est le même
trouble (ah mais en fait, il n’est pas si vieux / si jeune que ça). Dans tous
les cas il y a un verre de bière à la main, et le liquide ambré tremble un peu.
Tu entres dans leur cahute surchauffée comme tu retournerais dans un passé
vaincu, où pour la première fois un parti fasciste était au second tour de
l’élection présidentielle, où l’on fumait dans les bars à n'y plus pouvoir
respirer (et quand on sortait sur le trottoir c’était pour accompagner les
non-fumeurs), où l’on avait quantité de projets qui ne nécessitaient pas qu’on
s’y mette sur-le-champ. On avait décroché de la réussite, on se croyait
libres. On ne prenait pas la mesure de notre dépression. Aujourd’hui, qu’elle
est faible l’espérance de ceux qui ont subsisté ! Ils sont des rescapés
précaires au sourire triste, il y a beaucoup de bienveillance autour d’eux et
cela sans doute leur suffit. Qu’espérer encore, de plus fort ? Ils ont
goûté à tous les artifices. Ils conservent la fierté de leurs refus. La nuit
ils regardent une enquête sur les arnaques à l’huile d’olive ou ils relisent
Gaston Bachelard, c’est égal. La nuit dans nos lits nous sommes seuls et nous
avons mal au crâne. Ils te font peine. Mais est-ce cela qui te fait t’enfuir
bien avant le dernier métro, sobre et avantageux ? Quelle est la mesure de
ta propre peine ?
jeudi 28 novembre 2019
mercredi 27 novembre 2019
27 février
À la fin, tu ne comprendras même plus le désir. (Tant que tu
comprends le désir, ce n’est pas la fin.) Alors qu’au début, souviens-toi, tu
étais tenaillé par l’obsession sublime, telle une tension constamment à fleur
de peau. (Quiconque comprendrait le désir serait en grand danger de ne plus le
ressentir.) Tu courais dans les escaliers de la grande maison, de la cave au
grenier, cherchant des recoins, trouvant des trésors, tu t’enivrais de sueur et
d’humeurs, tu volais des images époustouflantes d’exotisme, tu recréais
l’alchimique magie des mots. (Croire que l’on comprend est moins
périlleux ; mais s’indifférer de comprendre ou non, voilà ce qui t’aura
manqué.) On continue à te poser des questions, mais de quoi parles-tu depuis
que ton impératif premier n’est plus de noyer le poisson ? (À la fin on te
demandera si tu as bien dormi, et le seul désir que tu percevras sera celui
d’une réponse positive, soit un déni de toute ta personne, hors calcul de
commodités.) Dans ta solitude retrouvée tu évalues le rapport entre potentiels
bénéfices et potentiels préjudices – si un brochet en est capable, pourquoi pas
toi ? (Le désir est une avidité.) Au doigt levé. Souviens-toi, il
s’agissait de réagir vite. (Mais je t’en supplie, n’abdique pas devant les
algorithmes.)
mardi 26 novembre 2019
26 février
Sans
nuages, plus de rêves, c’est aussi simple que cela. Tu marches, tu marches, tes
pas se font de plus en plus lourds, ils raclent le sol pierreux, ton corps se
voûte. Tu regardes le mouvement de tes pieds, pire qu’un cheval (personne sur
ton dos). Il reste encore de l’eau à boire, tu fermes les yeux pour ne pas les
brûler au soleil zénithal. Non seulement le soleil t’aplatit mais tu essaies de
coïncider avec ton ombre, comme dans l’espoir fou d’obtenir un peu de
fraîcheur. Ce qui fait qu’il est toujours midi. Non, on ne peut pas qualifier
ça de rêve.
Ni de
cauchemar, de toute manière la distinction ne devrait avoir de sens que pour
les enfants. Ils ne sont pas stupides, ils se sont réfugiés dans la maison. Ils
jouent à se faire peur, à l’abri des murs de pierre, comme dans un mausolée.
Toute maison où vivent des enfants en famille est un mausolée parental. Tout
rêve conçu dans un cube est un rêve de cube. Quand bien même il n’en prendrait
pas les apparences. Crois-tu pouvoir choisir, entre le trottoir éventré, le jeu
de timbres noirs, le départ nocturne par les collines ? C’est un même
vide.
lundi 25 novembre 2019
25 février
Il en
faudrait, de la consolation, et pourtant nous sommes vivants ! Le ciel est
bleu ! Parlons-en justement, du ciel bleu. (Ou bien non, on en a déjà assez
parlé, et du soleil qui tape, et des arbres qu’on assassine, et des oiseaux qui
ne reviendront plus, et de tous les horizons perdus… On s’est déjà lamenté, on
a déjà traversé toutes les étapes du deuil avant d’oublier un peu – pour
vivre ! – et d’en revenir au point de départ, à peine moins imbéciles,
moins innocents, plus entamés. On a déjà supplié d’être tant bien que mal
consolé. Parlons d’autre chose.)
La
douleur, ça intéresse quelqu’un ? L’abrutissement à vif… Non, pas cet égotisme, à moins d’abdiquer toute pudeur. Rêvons plutôt. Les jolies filles
restent au pied de l’immeuble mais te demandent de monter jusqu’au quatrième
afin de vérifier si elles peuvent t’entendre. Tu en doutes, elles parlent à
voix basse. Un chien désœuvré te suit dans l’escalier. Les portes sont ouvertes
mais tu peux les fermer – le chien attendra. Les placards sont fermés mais ils
ne sont pas vides, ce qui attend, tu n’en as pas la moindre idée. Tu te penches
sur le balcon. Hello !
dimanche 24 novembre 2019
24 février
Le froid
n’est pas le froid tant qu’il n’atteint pas les os. La faim n’est pas la faim
tant que tu n’éprouves pas un bonheur halluciné. La soif n’est pas la soif tant
que tu peux penser à ton prochain mouvement. Le désir n’est pas le désir tant
qu’il n’a pas été déçu. La peur n’est pas la peur tant qu’elle n’est pas
devenue panique. L’amour n’est pas l’amour tant qu’il n’est pas éternel. L’espoir
n’est pas l’espoir tant qu’il n’est pas déjà un peu trop tard. Mais qu’as-tu
besoin de définitions négatives ? Bois ton thé, épluche ton orange. Et
sors de ta maison !
Ce n’est
pas sans risque, certes. Les rues pavillonnaires sommeillent, désertes en plein
jour, c’est l’heure de la sieste. Un meurtre s’y commettrait en terrain
propice, de même que les virus s’épanouissent entre deux saisons. Penses-tu.
Soudain, une bille de plomb frappe la palissade du jardin que tu longeais, à
quelques centimètres près, tu perdais un œil. Les fenêtres alentours ne
laissent rien deviner d’un tireur embusqué. Tu ne cries pas à l’assassin, tu
t’enfuis comme un étranger, dans le ciel les étourneaux forment une consolante
murmuration.
samedi 23 novembre 2019
23 février
Mais
pour guérir il faut suer. Pour suer il faut boire. Pour boire il faut se lever.
Pour se lever, il faut en trouver l’énergie. Pour l’énergie il faut le désir,
la peur ou le devoir. Binh-Dû voit un cheval gris marcher dans la forêt,
encolure baissée. Le cheval ne le voit pas beaucoup mieux qu’un arbre. Il est
vieux, le cheval, et les arbres n’ont pas d’âge, sinon pour ceux qui les
tronçonnent. Si tu retirais ce qui encombre tes oreilles, tu ne serais plus
aussi sourd. Si tu cessais d’attendre en tailleur l’amour. Le soleil tape sans
précaution aucune, la faim hésite.
Mais
pour guérir il faut ne pas manger. Pour ne pas manger il suffit de rester
couché. Pour rester couché sans manger il faut vivre seul, et le lit est
pourtant un champ de bataille. Binh-Dû ignore ce qu’il dirait si tout un
patrimoine de métaphores n’engluait le langage commun. Quand un cheval avance
dans la forêt, les naseaux frémissants au-dessus de l’humus, un soldat suit à
pied – ou une jument précédait. Tu n’es ni un homme-cheval ni un homme sans
cheval. Tu retiens ta hâte avec ta tristesse. Et si pour changer, vite tu
guérissais ?
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