Tu voudrais rendre hommage à ceux qui mourront avant toi, qui
font déjà vingt ans de plus que leur âge. Ou vingt ans de moins, c’est le même
trouble (ah mais en fait, il n’est pas si vieux / si jeune que ça). Dans tous
les cas il y a un verre de bière à la main, et le liquide ambré tremble un peu.
Tu entres dans leur cahute surchauffée comme tu retournerais dans un passé
vaincu, où pour la première fois un parti fasciste était au second tour de
l’élection présidentielle, où l’on fumait dans les bars à n'y plus pouvoir
respirer (et quand on sortait sur le trottoir c’était pour accompagner les
non-fumeurs), où l’on avait quantité de projets qui ne nécessitaient pas qu’on
s’y mette sur-le-champ. On avait décroché de la réussite, on se croyait
libres. On ne prenait pas la mesure de notre dépression. Aujourd’hui, qu’elle
est faible l’espérance de ceux qui ont subsisté ! Ils sont des rescapés
précaires au sourire triste, il y a beaucoup de bienveillance autour d’eux et
cela sans doute leur suffit. Qu’espérer encore, de plus fort ? Ils ont
goûté à tous les artifices. Ils conservent la fierté de leurs refus. La nuit
ils regardent une enquête sur les arnaques à l’huile d’olive ou ils relisent
Gaston Bachelard, c’est égal. La nuit dans nos lits nous sommes seuls et nous
avons mal au crâne. Ils te font peine. Mais est-ce cela qui te fait t’enfuir
bien avant le dernier métro, sobre et avantageux ? Quelle est la mesure de
ta propre peine ?