jeudi 9 avril 2020

Vivaces #20

Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de distinguer ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même.
Marcel Proust (in A la recherche du temps perdu) 
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Le liseur de pensées ne fait que lire chez les autres ses propres pensées.
Wilhelm Fliess (lettre à Sigmund Freud)   

lundi 6 avril 2020

ou alors il faut s'efforcer d'oublier


6 juillet

Le monde est beau si tu n’as aucune conscience des pollutions que l’homme lui assène ni des crimes qui s’y déroulent. Ou alors il faut s’efforcer d’oublier. Et les petits bateaux de pêche ne brûlent plus des tonnes de gasoil pour épuiser jusqu’à la lie les fonds marins, et les rochers ne portent pas la trace d’anciennes marées noires et de réguliers dégazages, et l’océan lui-même n’est pas le tombeau de milliers d’immigrants abandonnés à leurs tortures, et la canicule est simplement synonyme de bel été, et la crème antisolaire dont tu te badigeonnes ne tue pas à petit feu, et l’eau que tu bois à la bouteille ne plastifie pas tes intestins, et il y a encore un avenir, et on s’en sortira toujours, et nous serions amoureux, et rien d’autre n’aurait plus d’importance…

- Un ciel sans nuages c’est une moitié de mer en moins…
- Bon, c'est pas bientôt fini ? Profite !

            Sauras-tu distinguer le cri d’une mouette rieuse du rire de cette femme joyeuse ? Ce rire ! Ce grain de folie. Comme on doit l’aimer. Ou la détester – Tu nous embarrasses tous, sois plus discrète !
            Alors tu vas te baigner dans l’océan, une dernière fois. Nager, ton corps doucement soutenu – rêve de fœtus prenant le large, partant à l’aventure, insouciant. Puis ton ombre bien découplée sèche à la verticale.
            Une dernière fois les falaises et le soleil couchant. Solliciter ce qu’il te reste de tolérance car tu as beau t’éloigner du fest-noz aux sardines grillées, les échos d’un biniou amplifié te suivent. Ta tolérance se mue en indulgence. Tu croises un beau regard.

Le désespoir, apprends-tu, n’est qu’une vue de l’esprit.

dimanche 5 avril 2020

entre les nids de guêpe et le rivage friable


5 juillet

Comparaison de doléances, échange de politesses : « Cela a dû être difficile pour toi, moi au moins c’était simple – ma mère avait tenté de me tuer. » Comment en vient-on à formuler entre la darne et les œufs au lait un tel énoncé paisible ? On dirait une réflexion post-mortem – telle fut la vie que j’ai vécue – mais sans doute est-ce juste ce ton particulier qui est l’apanage des survivants. Et toujours un choix de révélations plutôt que d’autres, des baobabs qui masquent un taillis de ronces, d’autres inquiétudes tellement plus vivaces qu’on ne songe même pas à s’en dépêtrer par des questions au lieu de confidences.
Entre les nids de guêpe dans la terre du sentier et la friabilité du rivage, où poser le pied ? Entre les nudistes mateurs et la plaque de mazout, où se baigner ? Entre les poules du jardin (et leurs petits noms) et le poulet au four (anonyme), que reluquer ? Entre deux postes de télévision dans les chambres mitoyennes, quelle oreille aplatir sous l’oreiller ? Entre le son des téléviseurs et le chant d’un oiseau vespéral dès que tu ouvres la fenêtre, le choix est aisé, mais entre le son des téléviseurs et le vrombissement du moustique entré par la fenêtre ? Entre rêves et cauchemars, entre réveil trop tôt et réveil trop tard…
Ah mais en fait de mazout c’était de la tourbe ! De la bonne tourbe bien noire, ruisselante, compacte, surgie de sous un repli de sable. Ah mais en fait de guêpes c’étaient des abeilles maçonneuses, sauvages, un peu solitaires, menacées (comment mieux signifier la menace qu’en s’enfouissant dans un trou ?). Et l’un des canards jumeaux est plus gros que l’autre. Et les chats ne mangent pas les poussins. Et les poules savent attraper au vol les frelons. Et le chien n’est pas si vieux ni si baveusement affectueux. Et trois faucheux ont échappé au balai. Et la pluie, si brève fut-elle, a complètement délavé le ciel.

samedi 4 avril 2020

dans son jardin elle ne compte plus les poules


4 juillet

Dans son jardin elle ne compte plus les poules, enfin si, à ta demande. Elles sortent de trois poulaillers distincts, qu’on rouvre au matin quand le renard est parti se coucher. C’est complexe, gérer les incompatibilités, les cruautés, les jalousies. Car il y a des coqs aussi, qui se crêpent la crête. Il y a des viols, des œufs à couver, d’anciennes pondeuses traumatisées qui ne pondent plus. Les canards sont faciles à compter, toujours ensemble tels deux jumeaux. Les chats vaquent ici et là, sept à domicile. Et un vieux chien de berger.
« Le mec, il est torse nu… avec une chaîne en or dessus… alors qu’il roule en vieille Twingo ! » s’esclaffe un adolescent en skate. « Virginie tu m’écoutes ? Ça commence à bien faire… Ma main va partir toute seule ! » morigène un père dépassé. Si tu penses "s’esclaffer" et "morigéner", c’est que tu es toi-même complètement largué. Ta propre chaîne en or supportait une médaille de baptême. Et tu ne te résous toujours pas à laisser dans ton assiette le moindre grain de riz, malgré le regard implorant des poules.
Souvenirs de faim ou d’éducation ? En liberté un caneton s’aventure sur le fleuve, aussitôt suivi par sa mère. Elle se tient à distance, attentive, sans interférer. Une main qui part toute seule, personne n'a jamais observé tel phénomène, en parler est faire aveu d’incompétence. Dans la maison d’à côté se tient un conseil de famille, ils n’en peuvent plus de cette basse-cour et de cette voisine qui raye les carrosseries avec ses hortensias fantasques, et qui en plus reçoit des hommes, on ne sait pas qui ils sont, d’où ils viennent !

vendredi 3 avril 2020

l'extase attendait dans un chemin creux


 3 juillet

L’extase attendait dans un chemin creux tenant lieu de dépotoir, à quelques mètres d’une route départementale très fréquentée. Seul, tu observais le dessous des feuilles d’un frêne, les jeux de lumière, tu écoutais le chant d’oiseaux qui avaient choisi de bâtir leur nid ici plutôt qu’au sein d’une forêt plus paisible. Y a-t-il une définition extérieure de la paix ?

L’aigreur revint très vite, à peine modérée : les gens ne sont laids que parce qu’ils sont vulgaires. Mais Dieu qu’ils sont laids, face à la mer ! Et que ne soient pas épargnés ceux qui t’approuvent en déplorant l’instauration en 1936 des congés payés. Ceux-là puent encore plus avec leurs airs raffinés, leurs accessoires griffés, leur science du hâle de bon teint.
Mais alors, qui épargner ? Il y a des exceptions. Et chaque arbre, du fait de son insistance, serait remarquable. Finis-tu juste de formuler quand, sur la rive opposée, se met en branle une tronçonneuse. Tu marches à présent au bord d’un fleuve qui remonte dans les terres, mille boucles d’espérance comme autant de tentatives, mille méandres méditatifs.
Chaque arbre est remarquable à l’opposé du déjà-vu. Ce qu’il fallait démontrer ? Huit jours pour en arriver là ? Chaque arbre est remarquable, digne d’être épargné. Chaque homme est un arbre. Chaque homme, digne d’être épargné ? Eh bien non, justement. Chercher l’erreur. Une erreur qui ne serait pas toi – pour changer – ni d’autres innocents.