mardi 14 avril 2020

Vivaces #21

Je désirais bien sûr que la réalité m'offre une compacité qu'elle ne proposait presque jamais à personne.
Jim Harrison (in De Marquette à Veracruz)
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Nous ne devrions jamais nous sentir sûrs de ce que nous croyons être car en cet instant nous pourrions très bien être déjà quelque chose de différent.
Jose Saramago (in La caverne)
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- Et si vous aviez raison ? dis-je.
- Pardon ?
- Et si votre sentiment qu’on ne peut s’appuyer sur aucun désir, que toutes les croyances sont autant d’illusions, était juste, était la seule vision adulte, valable, de la réalité, tandis que le reste des gens vit dans des illusions que votre expérience a permis de dissiper ?
- Bien sûr, c’est justement ce que je pense, dit-elle.
- Alors pourquoi ne pas agir conformément à ce que vous pensez ?
Son sourire disparut et elle fronça les sourcils, toujours sans me regarder.
- Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
- Traitez tous vos désirs sur un pied d’égalité et toutes vos croyances comme si elles étaient aussi illusoires les unes que les autres.
- Comment ça ?
- Cessez d’essayer de vous créer un modèle, une personnalité, contentez-vous de faire ce dont vous avez envie.
- Mais je n’ai envie de rien faire du tout : c’est ça le problème.
- C’est parce que vous laissez un seul désir, celui d’avoir une croyance solide et d’être une personne bien définie, faire obstacle à la multitude des autres désirs.
- Peut-être bien, mais je ne vois pas comment y changer quelque chose.
- Devenez une dé-personne.
 Luke Rhinehart (in L'Homme-dé)


samedi 11 avril 2020

Hybrides #39

J’ai reposé ma brosse à dents et je me suis appuyée contre le miroir, les yeux dans les yeux de mon reflet. Je me sentais me désintégrer, comme une fleur fanée soufflée par le vent. Dès que je bougeais un muscle, un autre pétale s’envolait.
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Elle voulait que je comprenne bien ce que c’était, la dissolution des limites, et à quel point cela la terrifiait. Elle me serra la main encore plus fort, le souffle court. Elle expliqua que le contour des objets et des personnes était fragile et pouvait se briser comme un fil de coton. Elle murmura que, pour elle, cela avait toujours été ainsi : toute chose pouvait perdre ses limites et dégouliner sur une autre, les matières les plus hétérogènes fondaient, le tout se mélangeait et fusionnait. Elle s’exclama qu’elle avait toujours dû se faire violence pour se persuader que la vie avait des limites robustes, parce qu’elle savait depuis l’enfance que ce n’était pas comme ça – ce n’était pas du tout comme ça –, et elle n’arrivait pas à croire que ces limites pouvaient résister aux chocs et aux poussées.

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A l’âge de sept ans, un des paroissiens les plus instruits avait expliqué à Tony que les fossettes, en réalité, étaient des endroits faibles de la peau, de mini-effondrements. Il en fut effrayé. Il eut des rêves éveillés répétitifs, horribles, où il voyait tous les traits de son visage aspirés par ces points faibles. Fermant les yeux, il pressait plus fort les paupières jusqu’à ce que ses globes oculaires lui fassent mal. Il craignait qu’ils ne sautent de leur orbite, ne lui roulent sur les joues et ne disparaissent tous les deux dans le minuscule vide de ses fossettes. Ses dents se déchausseraient au terme d’une lute acharnée qu’il serait incapable d’arrêter. Puis sa tête entière s’évanouirait dans le néant avec un écœurant bruit de succion.


Cheryl Strayed (in Wild)
& Elena Ferrante (in L'enfant perdue)
& Leone Ross (in Sourire orange)

jeudi 9 avril 2020

Vivaces #20

Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de distinguer ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même.
Marcel Proust (in A la recherche du temps perdu) 
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Le liseur de pensées ne fait que lire chez les autres ses propres pensées.
Wilhelm Fliess (lettre à Sigmund Freud)   

lundi 6 avril 2020

ou alors il faut s'efforcer d'oublier


6 juillet

Le monde est beau si tu n’as aucune conscience des pollutions que l’homme lui assène ni des crimes qui s’y déroulent. Ou alors il faut s’efforcer d’oublier. Et les petits bateaux de pêche ne brûlent plus des tonnes de gasoil pour épuiser jusqu’à la lie les fonds marins, et les rochers ne portent pas la trace d’anciennes marées noires et de réguliers dégazages, et l’océan lui-même n’est pas le tombeau de milliers d’immigrants abandonnés à leurs tortures, et la canicule est simplement synonyme de bel été, et la crème antisolaire dont tu te badigeonnes ne tue pas à petit feu, et l’eau que tu bois à la bouteille ne plastifie pas tes intestins, et il y a encore un avenir, et on s’en sortira toujours, et nous serions amoureux, et rien d’autre n’aurait plus d’importance…

- Un ciel sans nuages c’est une moitié de mer en moins…
- Bon, c'est pas bientôt fini ? Profite !

            Sauras-tu distinguer le cri d’une mouette rieuse du rire de cette femme joyeuse ? Ce rire ! Ce grain de folie. Comme on doit l’aimer. Ou la détester – Tu nous embarrasses tous, sois plus discrète !
            Alors tu vas te baigner dans l’océan, une dernière fois. Nager, ton corps doucement soutenu – rêve de fœtus prenant le large, partant à l’aventure, insouciant. Puis ton ombre bien découplée sèche à la verticale.
            Une dernière fois les falaises et le soleil couchant. Solliciter ce qu’il te reste de tolérance car tu as beau t’éloigner du fest-noz aux sardines grillées, les échos d’un biniou amplifié te suivent. Ta tolérance se mue en indulgence. Tu croises un beau regard.

Le désespoir, apprends-tu, n’est qu’une vue de l’esprit.