samedi 19 décembre 2020

Un cycliste lui adresse un clin d'oeil

19 octobre
épisode 29

Charlotte revenait de la supérette quand un cycliste lui a fait un clin d’œil alors qu’il la croisait. Un homme jeune, élancé, elle l’a regardé s’éloigner. Elle s’est demandé s’ils se connaissaient, mais pourquoi n’aurait-il rien dit ? Un ami commun ? Quelqu’un à qui elle aurait acheté ou revendu ? Ou juste un dragueur assez spécial, un genre d’allumeur ? Plutôt agréable à regarder si l’on appréciait le style sportif. Ce qui n’avait jamais été le cas de Charlotte. Elle a repris sa marche en se traitant de menteuse – les clubbers en sueur et tee-shirt jusqu’au bout de la nuit…

Elle ne sait plus quand elle se ment, ne sait pas quand elle s’est rendue en boîte la dernière fois. S’en souvient très bien, c’était à l’occasion de son anniversaire. Elle range ses courses dans le réfrigérateur. Sa mère ne peut faire dix mètres dans la rue sans qu’une cliente la salue, au fil des années le périmètre s’est agrandi. J’essaie de ne pas regarder quand je ne veux pas être dérangée. Charlotte a remarqué que sa mère employait fréquemment le verbe essayer pour décrire son quotidien. Et ce n’est pas qu’un mot, sa relation avec son compagnon, insistante en dépit des mensonges et du peu de fiabilité, repose sur la bonne volonté qu’elle manifeste, un principe d’optimisme sans beaucoup d’illusions. Son dos se voûte aussi - à force d’éviter les regards hors de la boutique ? Quand Charlotte était petite, sa mère était rapide, on devait courir pour se maintenir à sa hauteur. Même Tonio lui disait « Maman, ralentis ! » Elle ne se rendait pas compte.

Il y a des messages sur le répondeur, toujours les mêmes numéros, elle se laisse tomber dans le canapé. Elle avait eu envie d’un fauteuil en emménageant, et puis elle s’était dit qu’elle ne resterait pas longtemps, et que les fauteuils étaient des meubles de vieux. Le plus pénible, c’est d’attendre une réponse qui ne vient pas. Comprendre que l’on néglige de vous répondre, que ce soit délibérément ou par désinvolture. Parfois une réponse arrive avec des jours, des semaines de retard, et l’excuse de n’avoir pas trouvé le temps – mais ce n’est pas vrai. « Rien ne meurt avant d’avoir perdu toute possibilité d’être », a-t-elle lu quelque part.

Sa photo du jour est un oiseau, elle avait cru qu’ils étaient tous partis. Elle se couche tôt, du reste il fait nuit et presque froid. Sa tête repose de côté sur l’oreiller. De la main elle se caresse la joue, comme si quelqu’un était auprès d’elle, qui l’aime inconditionnellement. (Ce mot-ci est trop long à penser, Charlotte s’endort.)

[la citation est extraite de Les vieux ne pleurent pas, de Céline Curiol]

vendredi 18 décembre 2020

"Tu es sûre que ça va ?"

18 octobre
épisode 28

- Maman, je n’ai pas de photographie d’Antoine.
- Je croyais que tu avais gardé ses cartons ? 
- De photo de lui, son visage. J’en ai de quand on était petits, mais pas de plus récente…
- Je peux te faire des doubles.
- Je crois que cela me ferait du bien.
- ...
- Je suis désolée, je ne voulais pas...
- Ne t’excuse pas, j’espérais que tu surmontais, avec le temps. On n’en a pas trop parlé. 
- Non… Tu fais comment ?
- Comme toi, j’imagine. Je crois qu’il me donne du courage.
- Moi aussi. Mais ça ne suffit pas.
- Un jour, il m’a dit quelque chose qui m’a troublée à propos de toi. Il m’a dit avoir compris que sa mission n’était pas de protéger quiconque. Au début je ne voyais pas de quoi il parlait, d’autant que je ne l’avais jamais entendu parler de mission. Je lui ai demandé en riant s’il estimait que j’avais besoin d’être protégée, et je me souviens, le plus sérieusement du monde il m’a répondu : « Certainement, comme tout le monde », mais que ce n’était pas la question.
- Quel est le rapport avec moi ?
- C’était étrange justement, parce qu’il n’y avait pas de lien explicite, il a poursuivi en disant : « Charlotte est beaucoup plus seule qu’on ne le croit ». Et puis on n’en a plus reparlé.
- C’était quand ?
- Il y a cinq, six ans, après son déménagement. 
- Je n’étais pas seule du tout à l’époque, je sortais tous les soirs.     
- Et maintenant, tu es sûre que ça va ?

jeudi 17 décembre 2020

Elle s'est découragée trop tôt

17 octobre (épisode 27)

Elle s’est découragée trop tôt. Ce qu’il fallait, c’était de la méthode. Elle le savait pourtant, puisqu’une analogie avec les puzzles lui était venue, mais ensuite elle s’était racontée qu’il suffisait de sortir les photos au petit bonheur la chance pour qu’elles produisent une composition cohérente, quelle présomption ! C’est étonnant d’ailleurs, quand elle y pense, ce bringuebalement constant entre une confiance absurde et une dépréciation non moins extrême ; ses photos ne sont pas de si piètre qualité qu’elle l’a cru au moment où elle a failli renoncer, et d’ailleurs même Nadia les avait trouvé intéressantes. Il faudrait que Charlotte parvienne à se stabiliser, à devenir un peu plus objective.

Elle recommence, cette fois en ordonnant trois tas, un par saison. De 90 à 92 pièces par puzzle. Elle testera toutes les combinaisons possibles, elle y passera le temps qu’il faudra. Dans moins de deux mois elle pourra ajouter l’automne, et même elle y joindra les clichés contrariés pris récemment, celui du rétroviseur de la Vespa, celui de la flaque. Comme des inclusions, de petites taches inattendues dans un iris.

La nuit précédente elle a rêvé qu’elle se trouvait dans une crique, sur une plage déserte. Le ciel menaçait, elle était inquiète, mais pleine d’espoir en même temps, elle savait qu’elle devait creuser à mains nues jusqu’à atteindre une source d’eau douce où elle verrait le visage-miroir de son frère. Elle creusait dans le sable mouillé, attentive à ce que la marée ne vienne pas détruire son puits, mais ses mains rencontraient une roche en travers qui empêchait d’aller plus profond, et elle devait recommencer un nouveau trou à quelques pas de distance. Cela semblait devoir se répéter infiniment – quand elle s’est réveillée. Dans l’obscurité de sa chambre elle pouvait distinguer au plafond le visage de Tonio avec une précision extraordinaire, il souriait d’un air un peu triste. Elle l’avait trouvé finalement, et une émotion qui ressemblait à du bonheur l’avait comme nimbée dans son lit. C’est pour lui qu’elle réussirait ses tableaux composés, pour lui qui n’apparaissait sur aucune de ses propres photos bien sûr, et Charlotte comprenait que ce tri superficiel qu’elle avait effectué quelques semaines auparavant, paysages, matières, gens, mouvement, avait par-dessus tout révélé l’absence du seul visage qui lui manquait, du seul être qu’elle aimerait toujours et sans plus de revers possible.

mercredi 16 décembre 2020

Maquillée telle une femme sûre d'elle et conquérante

16 octobre

Elle pensait qu’elle pourrait, elle n’a pas pu. Quand la main de l’homme s’est posée sur son épaule elle s’est dégagée violemment et elle est partie. Cela lui descendait jusque dans l’estomac, une nausée, et pourtant elle n’avait rien avalé avant de retourner au Vestalia, peut-être aurait-elle dû. Elle n’avait rien pris pour se donner du courage, elle s’était dit que ce serait un aveu de faiblesse et elle ne voulait pas se faire cet aveu, c’eût été reconnaître que ce qui s’était passé la fois précédente aurait des répercussions, et la voici dans une de ces rues froides et vides du VIIIème arrondissement, à onze heures un soir de semaine, maquillée comme une femme sûre d’elle et conquérante. Elle marche d’un pas vif pour que cessent les tremblements. Personne à appeler, les noms défilent pourtant sur son répertoire. Est-ce cette vie-là qui lui est réservée, et depuis quand, à quel moment tout ce gâchis s’est-il mis en place ? Pas à la mort de Tonio, l’excuse serait trop commode. Ni dans son enfance, qui fut moins malheureuse que d’autres. Est-ce elle qui serait foncièrement viciée de l’intérieur ? Judith lui a laissé deux messages auxquels elle n’a pas répondu depuis une dizaine de jours, Judith est une fêtarde mais elle est réfléchie, elle lui a offert le petit raton-laveur en plâtre, à cette pensée Charlotte se sent sur le point de pleurer. Elle rappelle. « Viens, on est dans le petit bar de la rue de la Mare ! » Il y a beaucoup de bruit autour, c’est un soir à concert. À trois arrondissements d’ici. Charlotte raccroche, immobile, elle regarde la devanture fermée d’un magasin de fleurs, les voitures qui passent sur les pavés. Une fatigue immense. Sa vie, non, n’est pas un roman mais une succession de scènes d’exposition.

mardi 15 décembre 2020

Elle cherche une flaque

15 octobre


Il pleut encore dès le matin, et la radio de JC déchire le sommeil de Charlotte. D’une certaine façon c’est une consolation. Pour lui aussi sans doute. Et pour les travailleurs bien réveillés qui se dirigent vers leur bus ou leur métro ? Les enfants à cartable qui traînent les pieds ? Dans un monde idéal, il n’aurait pas sa place, mais eux non plus, et Charlotte pas davantage. Ou bien si, justement : dans un monde idéal, Charlotte serait un modèle de lucidité et elle se comporterait d’une tout autre façon. Elle se lèverait avec le soleil chaque matin. Elle irait s’enquérir de la santé de JC en lui apportant de quoi se sustenter au sortir d’une nuit paisible et il ne sentirait pas l’alcool à plein nez. « JC, baisse ta radio, on ne s’entend pas.
- Je t’entends, bordel, et j’emmerde les flics !   
- C’est moi JC, c’est Charlotte, je t’ai apporté un café. 
- Entre, tu vas te faire saucer ! » 
Charlotte se tient penchée sur le seuil de l’antre où stagnent des remugles mouillés, il n’y a pas de place pour deux, elle s’accroupit. Elle remarque les plis de chair sur le visage de JC, ses joues, il a quelque chose de Popeye, et puis ses yeux, les petits vaisseaux sanguins sur les globes oculaires. Les dents en moins, c’est pour cela qu’il y a du relâchement au niveau des mâchoires. « Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça, tu veux ma photo ? » Ça le fait rire mais c’est agressif aussi, son haleine est chargée. « Tu permets ? Charlotte tourne le bouton du volume, Je suis venue voir comment tu allais.
- C’est vrai, Mademoiselle n’aime pas la publicité, Mademoiselle n’écoute pas la radio, perchée dans son château…  
- Tu es retourné à l’hôpital pour ton pansement ? 
- … Mais la publicité c’est des infos et les infos c’est de la musique et la musique tu peux pas comprendre. 
- JC, m’emmerde pas, montre-moi ton bras.
- Touche-moi pas ! » 
Charlotte se recule sur ses talons, elle porte la main à sa nuque, là où les morsures d’araignée continuent à la démanger, JC d’un coup lui sourit, « Je vais te montrer ». Il passe un pull puis deux par-dessus sa tête, écarte d’un geste étonnamment féminin l’échancrure de son maillot de corps pour révéler le haut de son bras près de l’épaule, où le bandage a été retiré, Charlotte voit mal, la pluie lui dégouline dans le dos. Elle devine la crasse, et une boursouflure suintante, « JC, ça va s’infecter.
- Tu parles, c’est guéri ! Je vais faire une croûte et après j’aurai une peau de bébé, un petit bébé... Et je le bercerai comme si c’était ma fille. »
Il a fermé les yeux, il se serre dans ses propres bras et se balance doucement, Charlotte éternue et se relève. Elle a besoin de marcher, les genoux ankylosés. La pluie a cessé, les autobus soulèvent des gerbes près des trottoirs. Elle se sent attentive, d’habitude à cette heure de la journée elle dort. Un rayon de soleil fait briller les façades et les carrosseries. Elle cherche une flaque qu’elle pourrait photographier où se réfléchirait le ciel, une photo prise vers le bas, qui déparerait dans sa collection, impossible à rapprocher d’aucune autre.