Charlotte revenait de la supérette quand un cycliste lui a fait un clin d’œil alors qu’il la croisait. Un homme jeune, élancé, elle l’a regardé s’éloigner. Elle s’est demandé s’ils se connaissaient, mais pourquoi n’aurait-il rien dit ? Un ami commun ? Quelqu’un à qui elle aurait acheté ou revendu ? Ou juste un dragueur assez spécial, un genre d’allumeur ? Plutôt agréable à regarder si l’on appréciait le style sportif. Ce qui n’avait jamais été le cas de Charlotte. Elle a repris sa marche en se traitant de menteuse – les clubbers en sueur et tee-shirt jusqu’au bout de la nuit…
Elle ne sait plus quand elle se ment, ne sait pas quand elle s’est rendue en boîte la dernière fois. S’en souvient très bien, c’était à l’occasion de son anniversaire. Elle range ses courses dans le réfrigérateur. Sa mère ne peut faire dix mètres dans la rue sans qu’une cliente la salue, au fil des années le périmètre s’est agrandi. J’essaie de ne pas regarder quand je ne veux pas être dérangée. Charlotte a remarqué que sa mère employait fréquemment le verbe essayer pour décrire son quotidien. Et ce n’est pas qu’un mot, sa relation avec son compagnon, insistante en dépit des mensonges et du peu de fiabilité, repose sur la bonne volonté qu’elle manifeste, un principe d’optimisme sans beaucoup d’illusions. Son dos se voûte aussi - à force d’éviter les regards hors de la boutique ? Quand Charlotte était petite, sa mère était rapide, on devait courir pour se maintenir à sa hauteur. Même Tonio lui disait « Maman, ralentis ! » Elle ne se rendait pas compte.
Il y a des messages sur le répondeur, toujours les mêmes numéros, elle se laisse tomber dans le canapé. Elle avait eu envie d’un fauteuil en emménageant, et puis elle s’était dit qu’elle ne resterait pas longtemps, et que les fauteuils étaient des meubles de vieux. Le plus pénible, c’est d’attendre une réponse qui ne vient pas. Comprendre que l’on néglige de vous répondre, que ce soit délibérément ou par désinvolture. Parfois une réponse arrive avec des jours, des semaines de retard, et l’excuse de n’avoir pas trouvé le temps – mais ce n’est pas vrai. « Rien ne meurt avant d’avoir perdu toute possibilité d’être », a-t-elle lu quelque part.
Sa photo du jour est un oiseau, elle avait cru qu’ils étaient tous partis. Elle se couche tôt, du reste il fait nuit et presque froid. Sa tête repose de côté sur l’oreiller. De la main elle se caresse la joue, comme si quelqu’un était auprès d’elle, qui l’aime inconditionnellement. (Ce mot-ci est trop long à penser, Charlotte s’endort.)
[la citation est extraite de Les vieux ne pleurent pas, de Céline Curiol]