17 octobre (épisode 27)
Elle s’est découragée trop tôt. Ce qu’il fallait, c’était de la méthode. Elle le savait pourtant, puisqu’une analogie avec les puzzles lui était venue, mais ensuite elle s’était racontée qu’il suffisait de sortir les photos au petit bonheur la chance pour qu’elles produisent une composition cohérente, quelle présomption ! C’est étonnant d’ailleurs, quand elle y pense, ce bringuebalement constant entre une confiance absurde et une dépréciation non moins extrême ; ses photos ne sont pas de si piètre qualité qu’elle l’a cru au moment où elle a failli renoncer, et d’ailleurs même Nadia les avait trouvé intéressantes. Il faudrait que Charlotte parvienne à se stabiliser, à devenir un peu plus objective.
Elle recommence, cette fois en ordonnant trois tas, un par saison. De 90 à 92 pièces par puzzle. Elle testera toutes les combinaisons possibles, elle y passera le temps qu’il faudra. Dans moins de deux mois elle pourra ajouter l’automne, et même elle y joindra les clichés contrariés pris récemment, celui du rétroviseur de la Vespa, celui de la flaque. Comme des inclusions, de petites taches inattendues dans un iris.
La nuit précédente elle a rêvé qu’elle se trouvait dans une crique, sur une plage déserte. Le ciel menaçait, elle était inquiète, mais pleine d’espoir en même temps, elle savait qu’elle devait creuser à mains nues jusqu’à atteindre une source d’eau douce où elle verrait le visage-miroir de son frère. Elle creusait dans le sable mouillé, attentive à ce que la marée ne vienne pas détruire son puits, mais ses mains rencontraient une roche en travers qui empêchait d’aller plus profond, et elle devait recommencer un nouveau trou à quelques pas de distance. Cela semblait devoir se répéter infiniment – quand elle s’est réveillée. Dans l’obscurité de sa chambre elle pouvait distinguer au plafond le visage de Tonio avec une précision extraordinaire, il souriait d’un air un peu triste. Elle l’avait trouvé finalement, et une émotion qui ressemblait à du bonheur l’avait comme nimbée dans son lit. C’est pour lui qu’elle réussirait ses tableaux composés, pour lui qui n’apparaissait sur aucune de ses propres photos bien sûr, et Charlotte comprenait que ce tri superficiel qu’elle avait effectué quelques semaines auparavant, paysages, matières, gens, mouvement, avait par-dessus tout révélé l’absence du seul visage qui lui manquait, du seul être qu’elle aimerait toujours et sans plus de revers possible.