lundi 12 avril 2021

L'odeur des croissants

5 janvier 2020

(9/n)

C’est dimanche, Lydia a préparé le petit-déjeuner pour sa fille adolescente, ce rituel perdure pour encore combien de temps ? L’odeur des croissants, des tartines grillées juste à point et de la confiture. Ma chérie, réveille-toi. Le jus d’orange n’a pas d’odeur, quand Dana était plus petite c’était du chocolat chaud. La confiture est inodore elle aussi, Dana se retourne sur le côté, s’étire. Les yeux encore à demi-fermés, aux lèvres un demi-sourire. Lydia assise sur le lit ne résiste pas à l’envie d’embrasser cette joue tiède, de respirer cette peau si proche de la sienne, si identique et cependant autre, le miracle de cet être magnifique issu de son ventre. Il lui semble pouvoir se remémorer chaque instant des quinze dernières années passées ensemble et n’en avoir aucun besoin tant que cela perdure. Dana est plus grande qu’elle, comment cela est-il possible ?

L’après-midi elle se rend chez Ahmida, y retrouve Estelle, elles prennent le thé, discutent de leur vie, rient beaucoup même quand il n’y a pas vraiment de quoi. Ahmida a dû éponger une inondation  dans sa cuisine suite à un accident de dégivrage, le mari d’Estelle est rentré avec des écorchures sur les mains, disant qu’il s’était fait agresser par des inconnus dans la rue. À Lydia, il n’arrive pas de ces choses-là, souvent elle se dit qu’elle n’est pas intéressante. Ou qu’elle est trop prudente ? C’est parce que toi tu écoutes les gens, lui a dit un jour Ahmida, ce n’est pas comme nous, on parle, on parle et on perd la tête. Elle ne trouve pas qu’elle écoute davantage que ses amies, d’ailleurs elle ne voit pas le rapport. C’est vrai qu’elle parle moins. Elle ose moins. Mais elle regarde davantage qu’elle n’écoute et cherche le contact oculaire. Ahmida a des lueurs dorées dans ses iris.

samedi 10 avril 2021

Toujours à disposition

4 janvier 2020

Mieux vaudrait parler de Lydia. Le lendemain est un samedi, c’est le moment de visiter d’autres magasins. Un loisir, une revanche ? Le portique de sécurité sonne à l’entrée alors que tu n’as encore rien fait, promis, regardez. Le portique ne sonne pas à la sortie alors que tu es coupable – mais habile à dissimuler.

Le tout est de ne pas se précipiter. Caler le centre de commande de ton cœur et de ta respiration sur les décisions de ton cerveau et compter les pas, un deux trois, et un deux trois. Tu es ton propre objet rare et tu es sa boutique, quel chanceux ! Toujours à disposition, à portée de contemplation.
Là où tu vends le temps de ta vie il n’y pas de portique antivol. Il y a trois petites caméras installées au plafond de manière à ce qu’un œil méfiant les remarque mais elles ne fonctionnent pas. Toi-même ne peut surveiller qu’une personne à la fois, le plus souvent c’est toi et tu ne te témoignes pas d’indulgence.

vendredi 9 avril 2021

Presque un acte de pitié

3 janvier 2020
(8/n) 

(...) Il a hésité à retirer les stickers "Joyeuses Fêtes !" avant de renoncer.

Mais il n’y a tellement toujours pas de clients que cela finit par s’imposer. C’est presque un acte de pitié, il ne sait trop envers qui, les riverains, les passants,  lui-même ?  Les lettres inversées lui montrent l’envers de leurs couleurs, et en transparence voilée il y a la rue grise. Il y a le week-end à venir dans ce quartier d’affaires où attendront en vain dans les boulangeries de service des galettes à la frangipane hors de prix. Qui pour supporter cela ? Il travaille au grattoir, ça résiste. Attire ainsi l’attention d’une femme qui demande si c’est ouvert, mais oui il s’empresse, stupidement complice ; elle lui dit qu’il a du courage, il répond que gratter réchauffe ; elle a un petit rire inoffensif, il lui propose un paquet cadeau qu’elle accepte ; il lisse le bolduc avec la lame d’une paire de ciseaux, Bonne année ! Pourquoi un paquet cadeau, pourquoi l’avoir proposé, pourquoi l’avoir accepté, cela n’a guère de sens, à moins que ce ne soit pour un anniversaire, ou pour une épiphanie. Il reprend son grattage, il y a une certaine satisfaction à enlever jusqu’au dernier petit relief de vernis collant. À la fin ne reste plus qu’une demi-après-midi avant la fermeture.

mercredi 7 avril 2021

d'un point de vue à l'autre

2 janvier 2020

(7/n)

Il retourne à son travail – faire le pont, pourquoi ? Ou le mur, ou le mort ?

Il a toujours choisi une voie de facilité.
Ce qui ne signifie strictement rien, d’un point de vue psychologique.

Parlez-moi de vos parents.

Le dernier jour d’une classe verte j’ai pris conscience de n’avoir pas averti ma mère que j’étais bien arrivé, puis je me suis rappelé qu’elle n’avait pas téléphoné, ce qui était bon signe.

Mon père avait une façon bien à lui d’écaler les œufs durs, il les mangeait par trois, et maintenant je fais comme lui bien qu’il soit dans une maison de retraite et perde un peu la boule.

Restons-en là, c’est l’heure.

D’un point de vue pratique, mieux vaut préparer son itinéraire.

Il s’efforce de faire le meilleur choix.
Il a hésité à retirer les stickers "Joyeuses Fêtes !" avant de renoncer.

mardi 6 avril 2021

En puissance dans les germes des plantes

1er janvier  2020

L’une de tes amies est née un 31 décembre, peut-être tient-elle son entrain de sa naissance. Comme une attraction solaire, en puissance dans les germes des plantes. Ou un sens de la fête, elle te dirait Viens, suis mes pas et danse, tu vois ? Et tu verrais, a minima. Une autre de tes amies t’a rencontré un 31 décembre, à moins que ce ne soit toi qui l’aies rencontrée, plus sûrement vous vous êtes rencontrés. À tel point que c’est devenu un anniversaire qui se célèbre, en dépit de l’éloignement physique. Tu rêves d’elle comme d’une personne dotée de pouvoirs merveilleux.

Tu peux en effet marcher dans les rues désertes, du moment que tu ne tournes pas la tête mais tout le corps à partir des hanches, que tu ne balances pas trop les bras et que tu n’essaies pas de te suspendre aux bottes du premier père Noël venu encore accroché à son balcon. Il bruine, avec un peu d’imagination ce serait caresses de flocons de neige. Une troisième amie née juste après le jour de l’an, à des centaines de kilomètres de distance t’a envoyé rien de moins qu’« une pluie de lumière dorée, douce et paisible ». Ce doit être cela. Bien mieux que la mort. Toi tu es né en automne.

dimanche 4 avril 2021

Un perpétuel décalage

31 décembre 2019

(6/n)

C’est bien là le problème. Un perpétuel décalage.

On n’attend plus le terme du compte à rebours pour souhaiter une bonne et heureuse année (déjà ce matin, à la boulangerie – Et bonne santé surtout !), mais attention : à souhaiter de plus en plus tôt que se termine l’exercice en cours on finira par porter le deuil dès l’automne, l’été, le printemps, le 2 janvier puis à s’avaler dans un trou noir temporel défiant toute espérance de futur, et ce sera la fin de tout, à commencer par celle de notre propre histoire individuelle. Sous le(s) manteau(x) il n’y aura plus qu’une disparition inexplicable.

Mais enfin, aucun sac, aucun portefeuille, aucun objet sentimental oublié dans les poches n’a été volé, alors ce n’est pas si grave.

Il doit tout de même y avoir une explication, sauf que tout le monde s’en fout. La nuit du 30 au 31 ne diffère de celle du 31 au 1er que par convention sociale et souvenirs associés. Les excitations enfantines – et s’il n’y avait d’un coup plus rien que le néant (si l’on basculait littéralement par-dessus le rebord d’un crédit périmé) ? Ou d’un coup seul au monde entre quatre murs éloignés, dans une forêt de murs où crier en vain ? Les crédulités adultes, comme le miracle d’un baiser qui effacerait toutes les années d'avant. Cela, oui, fait une différence, préfigure une douleur.

En éternuant par inadvertance tu t’es froissé un muscle dorsal, plus question d’aller danser. Sans toi, tu rêves, le meilleur moyen de combler une distance.