jeudi 11 novembre 2021

"Je le cache bien, c'est tout"

(17/n)
 
 Il y a pire que de trafiquer du suspense émotionnel, mais tu ne sais plus trop quoi. Cela t’avait frappé soudain, alors que tu réfléchissais à la suite. Peut-être comme tenter de se disculper de ses petites lâchetés en les exposant benoîtement – Voyez, je ne m’épargne pas.
 Tu souffres, c’est entendu. Tu as des problèmes. Tu te sens vulnérable à l’excès. Tu as peur de mourir un jour plus proche qu’escompté ; dans tes bons jours il te paraît peu vraisemblable d’être mortel, la difficulté sera de voir disparaître ceux que tu aimes – car à cent ans, franchement, avec qui s'entendre ?

 Céline est un peu plus jeune que toi mais tellement moins inquiète. Si tu savais ! Je le cache bien, c’est tout, rirait-elle. Elle pense que de vous deux c’est toi le plus apaisé, ta pondération, ta sagesse, tes heures de méditation… À ton tour de rire.

 Elle passe un certain temps à regarder par sa fenêtre, le jour, la nuit, elle serait sur le point de te raconter. Quand elle court, il lui faut aussi se garder des battues des chasseurs. Son œil est attiré par un tesson brillant parmi les feuilles mortes mais elle s’attend à trouver pire un jour, une chaussure d’enfant par exemple.

mercredi 10 novembre 2021

Si tu vis entre deux cycles

(16/n)

Tu aimerais bien libérer quelque chose qui s’approche de la joie. Non pas pour toi seul – quoique ce serait déjà quelque chose – mais d’une manière communicative, il pourrait y avoir des larmes aussi, l’émotion qui submerge de nous savoir en train de conclure un cycle de sa vie, sachant qu’on n’en vivra pas plus de quelques uns – si la destinée est favorable. C’est peut-être le dernier cycle heureux qui s’achève, et nous sommes joyeux malgré tout, c’est-à-dire que l’on partage une tristesse commune et l’on s’étreint une dernière fois, on tente de croire aux promesses de se revoir et Dieu sait qu’il y a de la bravoure dans les sourires. Tu as connu cela. Tu te demandes si tu vis entre deux cycles.

Céline a vu un autre homme noir couché sur le trottoir, cette fois c’était en pleine journée. Dans une allée perpendiculaire à la rue piétonne, il se tenait dans une flaque de soleil, avait enlevé ses chaussures, et il riait sans discontinuer, pas trop fort, en secouant la tête. Elle ne s’est pas arrêtée, il ne paraissait pas en danger si ce n’est qu’il avait bu sans doute, ou qu’il était fou. Elle a toutefois accroché son regard, lui a fait un signe de tête en serrant le poing – Allez, courage, reprends-toi. Il a figé son rire, son corps et son regard, elle a craint qu’il ne l’agresse soudain, a continué son chemin d’un pas vif. Avec Rémi elle se serait rapprochée. Ou bien non, pas encore, pas déjà, pas cette fois, toujours pas.

mardi 9 novembre 2021

Se libère la joie

(15/n)

Il faut les chercher, ces interstices, être attentif. Entre deux averses, entre deux douleurs, et même au sein des unes et des autres. Le moindre petit événement – aujourd’hui j’ai inséré le manche d’une petite cuillère sous le couvercle d’un pot d’olives noires pour parvenir à ouvrir celui-ci. Aujourd’hui tu as échangé de place avec ta voisine au théâtre, parce que la dame du rang derrière craignait que ta tête ne dépasse. Tu as traversé Paris en vélo sous un petit crachin, poussé par le vent et la pensée qu’il ne te sera peut-être pas donné encore un millier de fois de partager un moment heureux avec des amis. Le soir tu as cru que ton épaule état guérie mais la nuit tu t’es réveillé en criant. Du moins sont-ce nos histoires.

Céline court en s’efforçant de regarder devant elle. Elle se sent plus lourde que dans son souvenir, mais sans doute est-ce le manque de pratique. Elle note que son regard est de façon répétitive attiré vers le bas, comme s’il fallait faire très attention au sol sur lequel elle pose les pieds, comme si tout en courant elle cherchait des signes – qu’elle repère d’ailleurs : une capsule de bière, un morceau d’emballage rouge vif ; les bogues, les samares, les noisettes, les crottes de lapin qui au contraire la rassurent. Est-elle inquiète ? Elle a prévu d’y aller progressivement, une demi-heure pour commencer, à petite vitesse. Tout juste est-elle revenue à la maison que la pluie s’abat violemment sur le toit. Se libère la joie.

lundi 8 novembre 2021

Chercher les interstices

(14/n)

Nul suspense, donc, cela ne t’amuse pas de jouer avec ça. Céline a un peu de vague à l’âme, surtout quand elle regarde la gare de triage par la fenêtre de l’étage et qu’il pleut, mais elle ne va pas quitter Rémi pour si peu – si peu de vague dans une âme si vaste. Dans quelques années ils seront toujours ensemble, et même ils auront traversé le confinement du printemps 2020 sans dommage pour leur relation, bien au contraire. Dans la maison, chacun dispose d’un espace à soi où travailler, se détendre, s’isoler au besoin. Ils n’interprètent pas comme un rejet le choix de l’autre de fermer sa porte. Ils se savent chanceux et privilégiés (ce qui constitue deux constats distincts, précise Céline). Ils se considèrent comme deux personnes plutôt heureuses dans un monde violent.

Tu n’en dirais pas autant de toi. Tu admets ta chance, tes privilèges et ton aptitude pour la joie, mais il y a beaucoup plus de dureté dans ton rapport au monde. On s’en fiche, non ? Le suspense en la matière est encore plus nul, et d’ailleurs c’est de Céline que je voulais parler. Elle a expliqué à ses élèves, pour débuter l’année, ce qui était requis pour obtenir une bonne note au bac : repérer les concepts-clefs d’une question, les relier à trois ou quatre philosophes qui les ont particulièrement explorés, résumer et agencer les points de vue de ces derniers sans trop de distorsion, suggérer un point de vue personnel aussi peu affirmé que possible. Respecter un plan en deux ou trois parties. Elle leur a aussi dit que philosopher, c’était bien différent, plus joyeux. Qu’il y aurait des interstices.

samedi 6 novembre 2021

Oh, cette pusillanimité à laquelle on nous réduit

(13/n)

[octobre 2020]

Tu marches dans les rues en tenant un masque en tissu par ses attaches, comme un petit sac à main, non ça ne te donne pas l’air malin. Mais tu as trop besoin de respirer l’air du dehors. Tu ne peux empêcher ton regard de se fixer sur ceux de tes contemporains qui le portent sous le nez, comme s’ils justifiaient plus que toi de faire un détour. Ceux-là, tu ne veux surtout pas les croiser. Les masqués conformes tu les évites aussi, car tu compatis à leur inquiétude. Ainsi tu passes d’un trottoir à l’autre, sur la chaussée tu te glisses entre les voitures garées et celles qui te frôlent. Tu guettes l’apparition d’une patrouille de police, prompt à réagir : au pire, tu gardes dans ta poche un bonbon sucré dont tu pourrais prétendre que justement tu t’apprêtais à le porter à ta bouche – puisque se nourrir en extérieur est encore permis.

Oh, cette pusillanimité à laquelle tu te trouves réduit… Tu as entendu raconter qu’un homme à la rue avait récupéré un masque chirurgical jeté dans une poubelle – pour se protéger d’une éventuelle interpellation. Cela aussi peut se comprendre, si en plus il n’avait pas de papiers en règle... Céline et Rémi ne se posent pas de questions inutiles. Enfin, tu imagines. Ne s’en vantent pas non plus. Quand ils accueillent chez eux des étrangers en détresse, ce n’est pas pour gonfler leur estime de soi ni pour cimenter leur couple. Simplement ils partagent une éthique, dirait Céline, et la mettent en pratique.

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(Tu racontes au présent mais cela s’est initié il y a quelques années. Quand Céline doutait plus qu’elle ne l’aurait souhaité, dansait, réfléchissait à son cours sur l’autonomie, ne pensait pas sérieusement à quitter Rémi.)