mercredi 18 janvier 2023

Vivaces #38

Après tout, mourir ne sera pas mon affaire, pensa Andrés. Si je suis quelque chose, c’est de la vie, tu ne crois pas ? Je suis vivant, je suis parce que je suis vivant. Alors je ne vois pas comment je pourrais cesser de vivre sans cesser d’être ce que je suis. Oh raison, oh merveille. 
    Il s’ensuit clairement que 
    si en mourant je ne suis pas moi 
celui qui meurt est un autre. Et que m’importe, alors ? Je puis en avoir pitié dès à présent. C’est maintenant que je souffre de ce que celui qui fut moi soit mort. Le pauvre, si méritant. Il écrivait, et tout et tout. Avec un futur si plus-que-parfait… 
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Je suis habité ; je parle à qui-je-fus et qui-je-fus me parlent. Parfois, j’éprouve une gêne comme si j’étais étranger. Ils font à présent toute une société et il vient de m’arriver que je ne m’entends plus moi-même. 
« Allons, leur dis-je, j’ai réglé ma vie, je ne puis plus prêter l’oreille à vos discours. A chacun son morceau du temps : vous fûtes, je suis. Je travaille, je fais un roman. Comprenez-le. Allez-vous-en. » 
Mes amis m’avaient répété en effet qu’ils étaient philosophes, ce qui ne peut que me nuire. (…) 
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Au souvenir de qui je fus, je vois un autre, 
Et le passé n’est le présent qu’en la mémoire. 
Qui je fus est un inconnu que j’aime, 
Et qui plus est, en rêve seulement. 
 
Julio Cortazar (in L’Examen
& Henri Michaux (in Qui je fus
& Fernando Pessoa (in Poèmes païens, trad. Michel Chandeigne, Patrick Quillier et Maria Antonia Câmara Manuel)

lundi 16 janvier 2023

Rhizomiques #129

Une fois elle a regardé avec son père un de ces documentaires animaliers débiles qu’il aime tant, elle ne se rappelle pas pourquoi, elle devait s’ennuyer à mourir, et il y avait ce mulot de l’Arctique qui dort neuf mois de l’année, période pendant laquelle il est quasi mort, avec le cœur qui bat genre quatre fois par minute, juste assez pour empêcher le sang de coaguler dans ses veines, mais tous les trois ou quatre jours il doit se réveiller suffisamment pour frissonner pendant au moins une demi-heure histoire de ne pas mourir complètement, et si elle pouvait faire pareil, pense-t-elle, si elle pouvait être dans cet état de non-mort jusqu’à l’âge adulte, alors peut-être qu’elle tiendrait le coup. 
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Ensuite, je suis restée longtemps immobile parce que j’étais (peut-être) morte. C’était le genre de pensées qu’aurait un enfant futé – si je n’essayais pas de bouger et si je n’en étais pas incapable, alors je ne saurais (peut-être) pas si j’étais morte ou encore vivante. 
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Suzanne ouvre les yeux et les referme aussitôt. Elle a vu que le jour se levait à peine. Elle essaie de se rendormir. Un choc précis et léger vient de frapper le matelas. Le chat a sauté sur le lit. La tête enfoncée dans l’oreiller, Suzanne sourit en sentant les pattes du chat se promener près d’elle. Il s’approche, puis s’éloigne, et à chaque fois qu’il pose une patte, une onde ténue parvient jusqu’à elle. Parfois il hésite, et elle croit voir sa patte avant repliée, gracieusement suspendue. Suzanne sort lentement sa main de sous le drap pour qu’il vienne y frotter sa tête, et se souvient à cet instant qu’elle n’a plus de chat. Son chat est mort l’an dernier. 
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Quand je m’éveille, la première mesure d’urgence qui me vient à l’esprit est de me rendormir. 
 
Sarah Moss (in Encore un jour de pluie
& Joyce Carol Oates (in Accident d’arme à feu
& Florence Seyvos (in La sainte famille
& Julio Cortazar (in L’Examen)

mercredi 11 janvier 2023

Rhizomiques #128

Sa future épouse pleure dans ses bras parce que le printemps, sa saison préférée, est fini. 
Tu ne peux pas pleurer parce que l’été arrive, il dit. Je pourrais comprendre que tu pleures pour l’hiver. Mais l’été ?  
Je pleure sur ce que je veux, elle répond. 
Il est surpris. Les gens peuvent-ils faire ça, pleurer sur tout ce qu’ils veulent ? Il aimerait que ce soit vrai pour lui. Il est incapable de pleurer sur quoi que ce soit. 
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Il aime la vie… Mais un peu à la manière d’un dinosaure qui assisterait à l’entrée de la météorite dans l’atmosphère terrestre. 
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Je ferme les yeux et j’écoute le grondement et le fracas du monde qui passe en trombe. Nous aussi, nous passons en trombe. Le vent cinglant nous double. Nous sommes si brefs. Un pissenlit d’un jour. L’enveloppe d’une graine ricochant sur la glace. Nous sommes une plume tombant de l’aile d’un oiseau. Je ne sais pas pourquoi il nous est donné d’être tellement mortels et d’éprouver tant de sentiments. C’est une blague cruelle, et magnifique… 
 
Ali Smith (in Printemps) 
& Frederik Peeters (in Oleg) 
& Louise Erdrich (in L’enfant de la prochaine aurore)

lundi 9 janvier 2023

Rhizomiques #127

Une nuit, elle le lui avait dit : si j’étais en passe de me noyer, je ne tendrais même pas la main pour être sauvée, tant je répugne à m’opposer à la fatalité. Il n’avait pas paru intéressé. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il le fût. En le disant, elle n’avait même pas pensé que ce pouvait être la vérité. Mais l’image s’était gravée dans son esprit. Une image pleine de sens, par hasard évoquée. 
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Je me suis aventurée dans une supérette de luxe pour pleurer au rayon chips. (…) Il y avait beaucoup de couples, main dans la main. J’imaginais que lorsque ces couples se séparaient un moment, quand ils passaient une journée l’un sans l’autre, ils ne s’effondraient pas et n’en étaient pas malades comme moi. J’étais différente de la plupart des gens. Je ne savais pas ce que c’était que ce truc, mais j’étais clairement atteinte, et ça ne faisait qu’empirer. 
Parfois, quand on baisait, je me mettais à pleurer. L’éternité était là, et puis d’un seul coup elle se brisait et les larmes me montaient aux yeux. Avant (…) je ne savais pas que j’avais envie de mourir. Désormais, j’attribuais mes pleurs à la joie. Je ne savais pas non plus que j’avais eu envie de joie. J’ignorais même que je pourrais y avoir droit. Désormais, je pleurais parce que ça ressemblait à un miracle – non seulement que je veuille vivre, déjà, mais que j’en sois réellement capable. 
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« Tu n’avais pas envie de mener une vie personnelle, intime, avec moi – avec quiconque –, je crois que tu voulais être impersonnel, n’est-ce pas ? Te réduire presque à rien. 
- Oui, dit-il en hochant la tête avec enthousiasme, je voulais me réduire à presque rien afin d’être délivré de tout ce chaos d’émotions personnelles – je voulais être – universel, c’est ça – parvenir jusqu’au noyau universel… 
- Vouloir n’être rien, n’est-ce pas comparable au suicide ? demanda-t-elle d’un ton détaché. 
- Non. C’est la solution à opposer au suicide. » 
 
Margaret Drabble (in La cascade) 
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons) 
& Joyce Carol Oates (in Problèmes de réadaptation chez les rescapés de catastrophes naturelles et non naturelles)

vendredi 6 janvier 2023

Rhizomiques #126

Les racines de la névrose résident dans la nécessité du refoulement non pas des désirs pulsionnels de l’enfant, mais de la connaissance de la traumatisation et de l’interdit de l’exprimer, qui a été intériorisée très tôt. 
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Elle n’avait qu’une expression, qu’elle utilisait pour dissimuler les deux principales émotions de sa vie : le ressentiment et l’amour. Ces passions étaient si violemment opposées qu’elle ne pouvait, par manque de souplesse, passer de l’une à l’autre, si bien qu’elle vivait entre les deux dans une sorte de désert expressif ; de cette façon, elle croyait parvenir à une sorte de justice. 
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La répétition est une légitimation. (…) Légitimer après coup une souffrance passée. (…) Comme si la fatalité signifiait la possibilité même de la survie. Cette loyauté nous aveugle, nous dépasse. Elle est comme un instinct sacrificiel qui ferait remonter des limbes jusqu’au présent la scène traumatique si bien enfouie. 
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Autrefois Wilson avait fait très attention aux choses, mais maintenant il lui arrivait de ne presque rien remarquer. Lors de ces absences, ce qu’il voyait et entendait lui parvenait comme s’il était sous l’eau. 
 
Alice Miller (in L’enfant sous terreur
& Margaret Drabble (in Une guerre en cadeau
& Anne Dufourmantelle (in En cas d’amour – psychopathologie de la vie amoureuse
& Rick Bass (in Guide du Pérou et du Chili à l’usage d’un alcoolique)


mardi 3 janvier 2023

Rhizomiques #125

« Ça t’arrive jamais de te foutre en rogne ?
- J’ai essayé, mais je ne suis pas convaincant.
- Il ne s’agit pas d’être convaincant ! C’est une putain d’émotion ! »
Jasper a plissé les yeux. « Exactement. »
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Elle balance son manteau matelassé sur l’un des bureaux. Laisse tomber sa besace par terre. Attrape fermement le dos d’une légère chaise en vinyle pour la positionner plus directement face à moi. Elle s’assied.
Larissa est une jeune femme pour qui l’acte de s’asseoir est un acte conscient et agressif dont elle veut que je sois témoin.
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Elle tira une chaise d’un empilement bas sur le côté de la petite scène. Au lieu de la porter, elle la traîna sur le sol jusqu’au centre. Je me rappelle avoir imaginé les éraflures qu’était en train de subir le plancher de cette scène, je me rappelle m’être demandé si les pieds de la chaise avaient des embouts de caoutchouc, je me rappelle m’être demandé si elle avait vérifié qu’il y avait des embouts de caoutchouc. Et, peut-être, pendant que je me remémore cet épisode, s’il m’est permis de lire quelque chose dans de tels détails, je serais tenté de penser que dans cette minuscule négligence, à savoir ne pas porter la chaise mais la traîner sur le sol tout en regardant droit devant elle – donc, je m’en aperçois maintenant, elle n’aurait pas pu remarquer de rayures ou d’éraflures au sol –, peut-être que dans ce geste la totalité de son caractère était contenue.
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- Un jour, j’eus la surprise de recevoir une lettre de lui. Une longue lettre. Son adresse figurait au dos de l’enveloppe, pour que je réponde. Je crus que ce serait une lettre d’excuses, une proposition de cessez-le-feu, mais non : c’était un torrent d’injures et de sarcasmes. (…)
- Vous lui avez répondu ?
- Je n’allais pas laisser une telle attaque sans réplique. J’ai pondu une missive plus courte, mieux écrite – le contraire de la sienne, logorrhéique et inepte –, et très violente.
Il se leva et se dirigea vers le bar.
- Il a répliqué. Cela dure depuis trente ans.
- Vous vous écrivez des lettres d’insultes depuis trente ans ?
- Oui. (…) Vous avez l’air de trouver ça sot, dit le Baron, mais c’est en fait un exercice assez sain. Déjà, cela témoigne d’une forme de fidélité entre nous, ce qui mérite d’être souligné. Ensuite, vous n’imaginez pas comme c’est agréable, d’avoir sous la main un correspondant qu’on peut traiter de tous les noms. Nous nous adressons tout ce qui nous passe par la tête. Outrages. Calomnies. Diffamations. Moqueries.
Il sourit.
- Comme nous nous sommes tout à fait perdus de vue, nous ne nous connaissons plus du tout. Nous n’avons qu’un vague souvenir l’un de l’autre. Du coup, nos injures tombent généralement à côté de la plaque, loin de la réalité. Nous insultons l’image que nous avons gardée l’un de l’autre. Je l’accuse d’être un gauchiste, il m’accuse d’être un voleur. Je l’accuse d’être un puceau, il m’accuse d’être fanatique. (J’adoucis, car nous employons des termes plus crus.) Tout cela, arbitrairement, au fond, sans aucune base.
- Quelle est la fréquence de vos rapports épistolaires ?
- Deux lettres par an, en janvier pour nous souhaiter de crever dans l’année, puis pendant l’été, afin de ne pas perdre l’habitude. Parfois, c’est plus.
(…)
Il me tendit un verre.
- Après toutes ces années, du reste, je ne sais plus pourquoi nous étions fâchés.
Il haussa les épaules.
- C’était sûrement très grave.
 
David Mitchell (in Utopia Avenue)
& Joyce Carol Oates (in Sans que tu m’aies béni)
& Zia Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)
& Bernard Quiriny (in Portrait du baron d'Handrax)

jeudi 29 décembre 2022

Attentives #30

Quelque part dans les Andes, on croit, aujourd’hui encore, que le futur est derrière nous. Il arrive, surprenant et imprévisible, dans notre dos, tandis que le passé est toujours sous nos yeux, il s’est déjà produit. Lorsqu’ils parlent du passé, ceux de la tribu Aymara montrent de la main ce qui est devant eux. On va de l’avant, le visage tourné vers le passé et on se retourne en arrière vers le futur. (…)
Je vais de l’avant et me transforme en passé.
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Sa mère disait souvent : j’ai marché si vite sur le chemin que je me suis croisée au retour. 
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C’est l’humeur de celui qui la regarde qui donne à la ville de Zemrude sa forme. Si tu y passes en sifflotant, le nez en l’air en suivant ton sifflotement, tu la connaîtras de bas en haut : balcons, rideaux qui volètent, jets d’eau. Si tu t’y promènes avec le menton contre la poitrine, avec les ongles plantés dans la paume de la main, tes regards iront se perdre au ras du sol, dans les caniveaux, les bouches d’égout, les arêtes de poissons, les papiers sales. Tu ne peux pas dire qu’un aspect de la ville soit plus vrai que l’autre, mais tu entends parler de la Zemrude d’en haut surtout par ceux qui se la rappellent en s’enfonçant dans la Zemrude d’en bas, alors qu’ils parcourent tous les jours les mêmes bouts de rue et qu’ils retrouvent au matin la mauvaise humeur du jour d’avant incrustée au pied des murs. 
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L’humeur du Baron était très tributaire de la météo : il était gai quand il pleuvait, et morose quand le soleil brillait. « Je n’ai jamais compris pourquoi il faudrait être joyeux quand il fait beau. Vu le climat dans nos contrées, ne serait-il pas plus logique de l’être quand il pleut ? L’expression même de beau temps devrait être combattue. » J’objectai que c’était un phénomène naturel : la lumière bénéfique du soleil nous apporte des vitamines, d’où l’amélioration de notre humeur. Il haussa les épaules et déclara qu’il ne renoncerait pas à son travail d’autorééducation, visant à inverser en lui l’influence du climat et à devenir, à cent pour cent, un homme qui rit quand il pleut. 
 
Guéorgui Gospodinov (in Le pays du passé
& Donal Ryan (in Par une mer basse et tranquille
& Italo Calvino (in Les villes invisibles
& Bernard Quiriny (in Portrait du baron d’Handrax)