mardi 3 janvier 2023

Rhizomiques #125

« Ça t’arrive jamais de te foutre en rogne ?
- J’ai essayé, mais je ne suis pas convaincant.
- Il ne s’agit pas d’être convaincant ! C’est une putain d’émotion ! »
Jasper a plissé les yeux. « Exactement. »
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Elle balance son manteau matelassé sur l’un des bureaux. Laisse tomber sa besace par terre. Attrape fermement le dos d’une légère chaise en vinyle pour la positionner plus directement face à moi. Elle s’assied.
Larissa est une jeune femme pour qui l’acte de s’asseoir est un acte conscient et agressif dont elle veut que je sois témoin.
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Elle tira une chaise d’un empilement bas sur le côté de la petite scène. Au lieu de la porter, elle la traîna sur le sol jusqu’au centre. Je me rappelle avoir imaginé les éraflures qu’était en train de subir le plancher de cette scène, je me rappelle m’être demandé si les pieds de la chaise avaient des embouts de caoutchouc, je me rappelle m’être demandé si elle avait vérifié qu’il y avait des embouts de caoutchouc. Et, peut-être, pendant que je me remémore cet épisode, s’il m’est permis de lire quelque chose dans de tels détails, je serais tenté de penser que dans cette minuscule négligence, à savoir ne pas porter la chaise mais la traîner sur le sol tout en regardant droit devant elle – donc, je m’en aperçois maintenant, elle n’aurait pas pu remarquer de rayures ou d’éraflures au sol –, peut-être que dans ce geste la totalité de son caractère était contenue.
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- Un jour, j’eus la surprise de recevoir une lettre de lui. Une longue lettre. Son adresse figurait au dos de l’enveloppe, pour que je réponde. Je crus que ce serait une lettre d’excuses, une proposition de cessez-le-feu, mais non : c’était un torrent d’injures et de sarcasmes. (…)
- Vous lui avez répondu ?
- Je n’allais pas laisser une telle attaque sans réplique. J’ai pondu une missive plus courte, mieux écrite – le contraire de la sienne, logorrhéique et inepte –, et très violente.
Il se leva et se dirigea vers le bar.
- Il a répliqué. Cela dure depuis trente ans.
- Vous vous écrivez des lettres d’insultes depuis trente ans ?
- Oui. (…) Vous avez l’air de trouver ça sot, dit le Baron, mais c’est en fait un exercice assez sain. Déjà, cela témoigne d’une forme de fidélité entre nous, ce qui mérite d’être souligné. Ensuite, vous n’imaginez pas comme c’est agréable, d’avoir sous la main un correspondant qu’on peut traiter de tous les noms. Nous nous adressons tout ce qui nous passe par la tête. Outrages. Calomnies. Diffamations. Moqueries.
Il sourit.
- Comme nous nous sommes tout à fait perdus de vue, nous ne nous connaissons plus du tout. Nous n’avons qu’un vague souvenir l’un de l’autre. Du coup, nos injures tombent généralement à côté de la plaque, loin de la réalité. Nous insultons l’image que nous avons gardée l’un de l’autre. Je l’accuse d’être un gauchiste, il m’accuse d’être un voleur. Je l’accuse d’être un puceau, il m’accuse d’être fanatique. (J’adoucis, car nous employons des termes plus crus.) Tout cela, arbitrairement, au fond, sans aucune base.
- Quelle est la fréquence de vos rapports épistolaires ?
- Deux lettres par an, en janvier pour nous souhaiter de crever dans l’année, puis pendant l’été, afin de ne pas perdre l’habitude. Parfois, c’est plus.
(…)
Il me tendit un verre.
- Après toutes ces années, du reste, je ne sais plus pourquoi nous étions fâchés.
Il haussa les épaules.
- C’était sûrement très grave.
 
David Mitchell (in Utopia Avenue)
& Joyce Carol Oates (in Sans que tu m’aies béni)
& Zia Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)
& Bernard Quiriny (in Portrait du baron d'Handrax)