lundi 14 mai 2018

14 mai

En ce jour mémorable pour le président de la République, ce dernier rencontre Binh-Dû. Mesure-t-il sa chance ? On dirait que non, il continue d’agiter la main par la vitre de sa berline et de sourire avec ses dents, coucou ! Son regard glisse sans s’arrêter.
Un garçonnet ne s’y trompe pas, qui ouvre grand les bras alors qu’il sait à peine se tenir debout et interpelle Binh-Dû du nom si doux de « Papa ». Un instant, l’influençable Binh-Dû est ébranlé par une telle force de conviction, puis il repart.

Quel est ton fermier ? Binh-Dû se sent libre d’étirer ses bras en arrière, d’amorcer un pas de danse, de prendre par la pelouse fleurie plutôt que sous le couvert des arbres. Le président doit être sur la voie d’urgence, cerné de gyrophares et de sirènes, coincé dans son costume, en route vers le casernement que sa fonction lui assigne.
Le président est un saigneur mais il n’est pas le fermier de Binh-Dû, ils n’ont pas non plus le même fermier. Ils sont tous deux des genres de poulets. Ils sont des êtres humains dans une société. Apparemment Binh-Dû est moins bien loti. Et pas si mal non plus, il a beau avoir été élevé en batterie, le but n’est pas de lui trancher le cou puis de le désarticuler.
On produit les Binh-Dû – disons pour faire simple et rester humble les êtres humains vivant dans la même société que Binh-Dû – non pas pour les consommer mais pour qu’ils consomment. Ils sont rentables en tant que consommateurs. Disons-le autrement encore, ce que produisent les êtres humains élevés en batterie c’est de la consommation.
D'où il ressort que pour échapper à son fermier, Binh-Dû doit cesser de consommer. Finis les abonnements mensuels, reconductibles par accord tacite, les "sorties" moutonnières, les loisirs encadrés, les voyages sécurisés, la quête effrénée du pouvoir d'achat. Merde à tout ça, autant que possible. Le président ne peut en dire autant.

dimanche 13 mai 2018

13 mai

Le temps passe, est-ce un motif d’angoisse ? Binh-Dû dans son lit se retourne, le temps ne passe pas mais dans le temps je passe, c’est terrible ! Le temps est la Terre plate au bout de laquelle on tombe dans le vide. Du bord il se rapproche, à ce qu’il paraît, comme tous ses contemporains, spécialement sa tranche d’âge, ils sont sur les assiettes à dessert et quelqu’un tire insensiblement la nappe. Plus il y pense, plus le temps passe et la nuit avance, sans sommeil, qu’il faudra rattraper. À ce rythme-là il sera bientôt dix ans plus loin, ah je meurs !
Ne s’endort-il pas. Il se souvient qu’il fut dix ans plus tôt et qu’à cette époque l’idée l’avait déjà terrifié. Il se souvient de lui à la moitié de son âge actuel, et déjà il se sentait vieux car il se souvenait très bien de lui à la moitié de son âge d’alors, un Binh-Dû pour qui vivre l’équivalent de toute sa vie déjà vécue paraissait excéder les capacités de perspective, et voilà, il l’avait fait. C’est donc qu’il pouvait le refaire, être deux fois plus vieux. Cela, ce serait être vraiment vieux, vivre l’équivalent de toute sa vie jusqu’alors, qui avait passé si vite.
             Et voilà, c’est fait. Au prochain doublement de sa vie jusqu’ici, Binh-Dû sera statistiquement mort. Dans son lit une fois de plus il se retourne. Lui vient à l’esprit un jeu de bouddhiste sadique, imagine qu’une journée de ta vie dure en réalité une heure. Facile, non, de concentrer la valeur d’une journée en une heure ? Eh bien voilà, tu as une espérance de vie de quatre ans. Imagine que c’est une semaine qui tient en une heure. Tu peux le faire ? Six mois ! Un mois ? Un mois ! Une année ? Trois jours ! Trois jours à vivre et une nuit d’insomnie...

samedi 12 mai 2018

12 mai


Une guêpe s’est glissée sous le jour entre le parquet et la porte de la chambre. À rebours des rayons de soleil matinaux, Binh-Dû ouvre la fenêtre et sort avec elle.
Aux abords de la pépinière d’entreprises un homme d’affaires en costume impeccable lisse ses cheveux gris crantés. Binh-Dû aurait envie de lui rire au nez, vous êtes grotesque ! Devant la pizzeria deux collègues en tailleur déplorent qu’on ne leur donne pas la possibilité de se distinguer. Mais commencez par être moins conformes ! Un jogger crache sur un buisson. Que dirais-tu si je mollardais tes pompes fluo ?! Une femme exécutive rassure son amie s’apercevant dans une vitrine : « C’est parce que tu n’as pas l’habitude de porter des pantalons ». Non, c’est la mesquinerie de vos âmes ! Un adolescent téléphone pour dire où il se trouve et autres inutilités. Mais là où tu te trouves c’est personne, cherche-toi, plutôt !
Binh-Dû passe au-dessus d’un échangeur, guêpe de lui-même, ne cessant de s’empoisonner. Il serait temps de rentrer se coucher.

vendredi 11 mai 2018

11 mai


Peut-on concevoir qu’un des effets désirés d’une baise effrénée soit la venue au monde d’un enfant ? Après s’être efforcé – pour l’homme que n’est pas Binh-Dû – de retarder au maximum l’éjaculation afin de prolonger le coït, après avoir pensé qu’elle allait défaillir de jouissance – l’une ou l’autre femme idéale ?
La question est rhétorique, Binh-Dû manque d’expérience, il a tendance à croire que les femmes font des enfants afin d’obtenir une version ressemblante de leur propre personne. Ou pour dédoubler en modèle réduit, antérieur, l’objet mâle de leur désir. C’est dire qu’il n’y comprend pas grand-chose.
Il est intelligent pourtant. Dans son lit il annote un ouvrage de métaphysique. Il s’endort sur un oreiller de concepts. Il analyse ses rêves alors qu’il dort encore. Il pourrait aimer avec ardeur une femme à la fibre culturelle peu développée, pourvu qu’elle ait des seins comme ci et des fesses comme ça.

jeudi 10 mai 2018

10 mai


Des enfants, il y en a beaucoup dans la ville, certains moins pénibles que d’autres. Celui-ci se fraye un passage entre les jambes des adultes faisant la queue à la caisse du supermarché – il est marrant ! Binh-Dû est d’humeur accommodante aujourd’hui.
Il ne demande pas qu’on lui cède une place dans la file, bien qu’il ne s’y présente qu’avec une bouteille de jus d’orange dans le creux de son bras. Il a choisi parmi les deux files celle qui lui semblait la plus fluide.
Il fait preuve de magnanimité quand vient le doubler un béquillé armé de sa carte d’invalidité et lorsque la caissière quitte son poste pour aller chercher en rayon une barquette de taboulé dotée d’un code-barres lisible.
Une vieille femme aux cheveux orange sourit au moment de payer, afin de signifier qu’elle est aimable et méritante. Un type trapu jette des regards furtifs signalant qu’à lui, on ne la fait pas (la vie est un tas de merde), son poing dans la gueule à quiconque s’aviserait de lui manquer de respect. Deux caissières se parlent en tamoul sans se regarder. Une autre femme aux cheveux orange vaporeux apparaît, qui pourrait être la fille de la première, vingt années disparues on ne sait où, dans l’effroi ?
Tout cela est fascinant, patiente Binh-Dû, qui n’aurait envie d’adresser la parole à personne. Il est de bonne humeur, rappelons-nous. Ils sont hostiles ou craintifs. La dame devant lui conteste le prix de son concombre, il y a une promotion, plaide-t-elle : C’était écrit 1 euro les 2, et 50 centimes l’unité. Ce qui n’a aucun sens, Binh-Dû pourrait lui expliquer le concept de promotion groupée, il pourrait même avancer l’hypothèse hautement plausible que le concombre à l’unité coûte 75 centimes.
Ce serait mal interprété. (Ou trop bien.) La caissière se relève pour aller vérifier au rayon légumes. Une troisième caisse s’ouvre, trop loin pour que Binh-Dû la rejoigne, où se précipitent deux adolescentes entrées bien après lui.
Les clients des autres files évaluent la nouvelle situation, ceux du moins qui ne sont pas déjà morts. C’est alors que Binh-Dû jaillit hors de son équanimité, il pose l’appoint sur le comptoir et sort d’un pas vif avec son jus d’orange.
Dans la rue il lui semble avoir sauvé quelques minutes de sa précieuse existence. Il pense au gamin qui l’a regardé faire, il se félicite de lui avoir fourni un modèle transgressif. Binh-Dû est un héros des temps modernes.

mercredi 9 mai 2018

9 mai


Mère et fille se promènent dans le grand parc ensoleillé, elles sont en pleine discussion éducative : Moi j’aime marcher mais seulement quand il fait beau, quand il n’y a pas de soleil je n’aime pas, explique la mère. Sa fille écoute au bout d’une main, cherchant à comprendre la vérité de ce qui vient d’être dit, et Binh-Dû manque de se prendre le pied dans une racine. Car il n’y a pas ici de vérité à trouver, juste un commandement restrictif, insidieux, malhonnête par finalité : tu ne seras pas heureuse quand tombera la pluie et ton corps n’a pas à souhaiter s’éprouver en-dehors du confort. Binh-Dû arrive au jardin d’enfants où la fabrique d’imbécilité bat son plein, il y a notamment un petit garçon geignard. Mais qui lui a appris à parler comme ça, quels crétins faisant guili-guili au-dessus d’un berceau en prenant des voix grotesques, du même ton qu’ils destinent à leurs animaux de compagnie ? Les gens font des enfants comme ils bouffent des aliments viciés, comme ils regardent la télévision, comme ils consomment (ou non) de la culture, comme ils se font des opinions, comme ils passent le temps, comme ils regardent ailleurs (comme ils ne voient rien). Comme ils ont été fabriqués eux-mêmes, comme ils ont peur de mourir, comme on leur a dit de faire.
Binh-dû est d’humeur massacrante, aucun innocent ne trouve grâce à ses yeux. Pas même lui, qui plaidait dernièrement pour l’abolition des non-dits alors qu’il faudrait au contraire réhabiliter le silence, l’apprentissage de la confiance en l’incertitude, les secrets indicibles – que tous se taisent, hormis les oiseaux ! Il se souvient d’une amie plus âgée que lui, déesse de son adolescence, qui proclamait sa détestation de la marche à pied, qu’il vente, pleuve, neige ou fasse soleil, heureusement on avait inventé les voitures. Elle le faisait rire, c’était complètement différent, elle ne tentait pas de le convaincre, elle avait un sublime port de tête et il entrait dans ses jeans. Le problème n’est pas dans le non-dit mais dans le malentendu. Ces enfants croient que l’amour leur est dû alors que le destin qu’on leur prépare est d’être rentables. Ils sont déjà des pourcentages dénaturés, sourds à ce qu’on ne leur dit pas. Cette amie savait pertinemment que Binh-Dû était amoureux d’elle, cela se voyait à la façon qu’il avait de ne pas le dire. Il écoutait les disques qu’elle écoutait mais il pensait à elle aussi quand il marchait là où elle ne l’aurait pour rien au monde accompagné. Le malentendu c’est confondre un non-dit avec un malentendu. Au bout du parc un merle chante.

mardi 8 mai 2018

8 mai

Binh-Dû pourrait raconter l’histoire d’un autre. Quelqu’un qui ne porterait pas de casquette sur sa tête malgré le soleil qui tape, ou qui serait surchargé de muscles, ou qui vivrait dans une grotte et répéterait aux visiteurs un unique mot absurde, ou qui se désolerait d’avoir oublié une fois encore d’aller se promener.
Non, il ne le pourrait pas. Il regarde rire une jeune femme en voiture, assise à l’avant, qui se retourne à demi pour parler avec son frère, tandis que le conducteur fixe la route devant lui – et il sait auquel des trois s’identifier. Les passagers rient ensemble à présent, chacun de son côté, leur plaisir est une indéniable manifestation physique.
Binh-Dû doit réfléchir à la question quand on lui demande s’il a froid, et il n’est jamais sûr de donner une réponse honnête. Non qu’il veuille tromper son monde. Ce serait plutôt le monde qui le met dans le doute, est-ce que j’ai faim, est-ce que j’ai sommeil, est-ce que je m’ennuie ? Il préfère poser que tout va bien, et en conséquence se détendre un peu.