Des enfants, il y en a beaucoup dans la ville, certains moins pénibles
que d’autres. Celui-ci se fraye un passage entre les jambes des adultes faisant
la queue à la caisse du supermarché – il est marrant ! Binh-Dû est
d’humeur accommodante aujourd’hui.
Il ne demande pas qu’on lui cède une place dans la file, bien qu’il ne
s’y présente qu’avec une bouteille de jus d’orange dans le creux de son bras. Il
a choisi parmi les deux files celle qui lui semblait la plus fluide.
Il fait preuve de magnanimité quand vient le doubler un béquillé armé
de sa carte d’invalidité et lorsque la caissière quitte son poste pour aller chercher
en rayon une barquette de taboulé dotée d’un code-barres lisible.
Une vieille femme aux cheveux orange sourit au moment de payer, afin de
signifier qu’elle est aimable et méritante. Un type trapu jette des regards furtifs
signalant qu’à lui, on ne la fait pas (la vie est un tas de merde), son poing
dans la gueule à quiconque s’aviserait de lui manquer de respect. Deux
caissières se parlent en tamoul sans se regarder. Une autre femme aux cheveux
orange vaporeux apparaît, qui pourrait être la fille de la première, vingt
années disparues on ne sait où, dans l’effroi ?
Tout cela est fascinant, patiente Binh-Dû, qui n’aurait envie
d’adresser la parole à personne. Il est de bonne humeur, rappelons-nous. Ils
sont hostiles ou craintifs. La dame devant lui conteste le prix de son
concombre, il y a une promotion, plaide-t-elle : C’était écrit 1 euro les
2, et 50 centimes l’unité. Ce qui n’a aucun sens, Binh-Dû pourrait lui
expliquer le concept de promotion groupée, il pourrait même avancer l’hypothèse
hautement plausible que le concombre à l’unité coûte 75 centimes.
Ce serait mal interprété. (Ou trop bien.) La caissière se relève pour
aller vérifier au rayon légumes. Une troisième caisse s’ouvre, trop loin pour que
Binh-Dû la rejoigne, où se précipitent deux adolescentes entrées bien après
lui.
Les clients des autres files évaluent la nouvelle situation, ceux
du moins qui ne sont pas déjà morts. C’est alors que Binh-Dû jaillit hors de
son équanimité, il pose l’appoint sur le comptoir et sort d’un pas vif
avec son jus d’orange.
Dans la rue il lui semble avoir sauvé quelques minutes de sa précieuse
existence. Il pense au gamin qui l’a regardé faire, il se félicite de lui avoir
fourni un modèle transgressif. Binh-Dû est un héros des temps modernes.