Le temps passe, est-ce un motif d’angoisse ? Binh-Dû dans son lit
se retourne, le temps ne passe pas mais
dans le temps je passe, c’est terrible ! Le temps est la Terre plate
au bout de laquelle on tombe dans le vide. Du bord il se rapproche, à ce qu’il
paraît, comme tous ses contemporains, spécialement sa tranche d’âge, ils sont
sur les assiettes à dessert et quelqu’un tire insensiblement la nappe. Plus il
y pense, plus le temps passe et la nuit avance, sans sommeil, qu’il faudra
rattraper. À ce rythme-là il sera bientôt dix ans plus loin, ah je meurs !
Ne s’endort-il pas. Il se souvient qu’il fut dix ans plus tôt et qu’à
cette époque l’idée l’avait déjà terrifié. Il se souvient de lui à la moitié de
son âge actuel, et déjà il se sentait vieux car il se souvenait très bien de
lui à la moitié de son âge d’alors, un Binh-Dû pour qui vivre l’équivalent de
toute sa vie déjà vécue paraissait excéder les capacités de perspective, et
voilà, il l’avait fait. C’est donc qu’il pouvait le refaire, être deux fois plus
vieux. Cela, ce serait être vraiment vieux, vivre l’équivalent de toute sa vie
jusqu’alors, qui avait passé si vite.
Et voilà, c’est fait. Au prochain doublement de
sa vie jusqu’ici, Binh-Dû sera statistiquement mort. Dans son lit une fois de
plus il se retourne. Lui vient à l’esprit un jeu de bouddhiste sadique, imagine
qu’une journée de ta vie dure en réalité une heure. Facile, non, de concentrer
la valeur d’une journée en une heure ? Eh bien voilà, tu as une espérance
de vie de quatre ans. Imagine que c’est une semaine qui tient en une heure. Tu
peux le faire ? Six mois ! Un mois ? Un mois ! Une
année ? Trois jours ! Trois jours à vivre et une nuit d’insomnie...