dimanche 20 mai 2018

20 mai

La hype est-elle affaire de morale ? Binh-Dû veut bien le croire, mais peut-être est-ce parce qu’on pourrait le qualifier de moralisateur. L’idée séduit, toutefois, d’accoler au bon l’agréable. Tous ces gens aux yeux brillants, quel que soit l’effet qui les porte à danser, quels que soient les oublis volontaires dont ils purgent leur conscience, et même en prévision de lendemains défraîchis... donnent l’envie de vivre et d’aimer. Ils sont là au-dehors, en cette deuxième décennie du troisième millénaire après Jésus, ils étaient là dans les années 90 – dont la nostalgie étreint curieusement Binh-Dû qui ne sortait guère à l’époque –, et assurément dans les années 70, et les années 20, et les années folles, et n’importe quelle décennie, n’importe quelle année pourvu qu’on y ait exercé son droit de jeunesse. Tous les danseurs en noir et blanc sont morts à présent, sans parler de ceux d’avant. Mais l’amour est semblable.
C’est une intensité de puissance, un élan dirigé. Binh-Dû hors l’amour pense souvent qu’il pourrait tuer. En toute situation l’opportunisme règne, c’est une tautologie négligée. Ses amis se trouvaient précisément là où il pouvait faire leur rencontre, de même le quidam arrogant qui longe la rambarde du pont. Dans tous les cas nous est offerte la possibilité de se tester au contact de l’autre, qu’on se frappe ou se caresse. Oui, hors l’amour c’est encore de l’amour. Hors de l’autre on en revient toujours à soi. Dans tout ce mic-mac la morale n’est pas sauve, et l’amusement se fait la malle. Sous le couvert des arbres où le soleil ne pénètre pas, la peau des avant-bras se contracte en chair de poule, à la nuit nous tremblerons comme si nous avions vécu notre dernier jour, comme si cette vision de décennies perpétuelles était l’hallucination d’un optimiste. Bien fait pour toi ! Frappe-toi les flancs et saute sur place !

samedi 19 mai 2018

19 mai


   La hype est de toutes les époques, pense Binh-Dû en regardant un film sur la guerre de 14. On sortait des tranchées si l’on avait de la chance, et la hype, on l’observait dans les cabarets de Paris nec mergitur – de loin, même à portée de corps, de loin définitivement parce qu’on était traumatisé jusqu’en ses tréfonds les plus inatteignables.
                La hype, ça se regarde de l’extérieur et ça pleure en dedans. Il y a des femmes aux seins dénudés, il y a des yeux qui brillent, des sourires, des envols de tissus et de chevelures. Le voisinage réprouve, préférant l’ordre et la vertu. La hype était là avant, dans les années dites folles, elle date de cent ans, de mille ans, des sabbats dans les grottes.
                On s’y accole, on s’y étreint, elle sera là entre deux guerres, toujours en attente de la suivante. On y sera nantis – mais les frais sont élevés. À Saint-Germain-des-Prés les trompettes répercutent leurs appels contre des murs concaves, dans les usines désaffectées le beat martèle les organes, en haut des tours de verre les paillettes scintillent et la poudre éblouit.
                Dans les veines coulent l’alcool et d’autres substances, et la soif d’amour, Binh-Dû se souvient, là tout est permis pourvu qu’on reste entre nous, entre personnes de bonne compagnie, dotées d’un minimum d’éducation. Riches aussi, ou qui savent se vendre avec la manière. La hype est un état d’esprit. L’amour est un tabou qui nous trompe tous, reste la soif.
                Dans les rues, au pied des immeubles, on a sorti des tables. Des gens discutent, un gobelet publicitaire à la main. Certains portent des tee-shirts floqués comme leur gobelet. Des ballons de baudruche insistent à mi-hauteur, voisins, c’est la fête ! Déposez votre gâteau sur la nappe à côté des bouteilles de soda. Le temps se rafraîchit un peu, non ? Mais il ne pleut pas, on ne va pas se plaindre.
                Les zombies d’ordinaire claquemurés ont élargi leur périmètre, avec une audace qui les étonne eux-mêmes, on continue à surveiller les enfants du coin de l’œil. Des fois qu’il y aurait dans les parages de faux voisins ou des voisins indésirables. On fait assaut d’amabilités, d’humour pleutre ou matamore, on étale sa bonhomie ou sa perspicacité.
                On a beaucoup à montrer et à dire, ça bavarde sans temps mort, ça mâchouille, ça avale, ça hausse le ton pour se faire entendre au milieu des autres conversations et des rires. Ça pue l’intégration. Pense Binh-Dû qui s’en revient de la guerre. Là-bas, les bombes que fabriquent ses voisins éparpillent des morceaux de chair et d’os. Ici, les exilés dorment dehors.

vendredi 18 mai 2018

18 mai

Que le premier geste de sa journée consiste à écraser d’un claquement de paumes un insecte volant, voilà qui n’augure rien de bon pour Binh-Dû. Immédiatement en débit de mérites. Dans la salle de bains il médite là-dessus, encore embrouillé par la pelote de rêves désaccordés qui le relie à son lit, d’emblée outré par l’éventualité que ses pulls soient troués.
La trivialité de son existence plaide en faveur du style, sinon qui s’intéresserait à lui ? Le type en costard qui sonne aux quatre sonnettes de son immeuble et patiente sans illusions derrière la grille tandis que Binh-Dû, dissimulé derrière son double-vitrage, décide de ne pas galvauder avec lui le premier mot de sa journée?
Peut-être ne prononcera-t-il aucun mot aujourd’hui. À la radio, un inconnu se raconte, on sent l’effort déployé à édifier sa propre statue. Mais personne ne résiste à l’effritement inhérent à une telle entreprise, par pitié Binh-Dû lui coupe le sifflet. Il ouvre son ordinateur. Ce matin, une amie contorsionniste a repiqué des poireaux.
Elle lui donne des nouvelles mais voudrait les siennes en échange. De quoi réfléchir un moment, parler de quoi, d'amour frustré ? Entre autres choses. Puis c'est la nuit. Binh-Dû fait claquer bruyamment ses mains, une fois, dans le vide. Ses mains sont vides. Ceux qu'on appelle les honnêtes gens dorment. Probablement ses voisins le trouvent pénible.

jeudi 17 mai 2018

17 mai

Binh-Dû a des amies d’une générosité maintes fois démontrée. (C’est d’ailleurs uniquement à lui, doutant de sa propre générosité, que vient cette notion de démonstration, car rien n’est plus éloigné de leur esprit que l’idée de faire preuve de gentillesse.) Que lui passe-t-il par l’esprit, à cette femme également drôle et intelligente (bien entendu, Binh-Dû se flatte lui-même en soulignant la valeur de ses amies), il ne le sait pas trop, en-deçà des sujets de sa conversation. Par exemple, elle ignore ce qu’est le congre. Binh-Dû n’en sait guère plus, si ce n’est que cela se pêche dans les rochers bretons. Il en mangerait bien un filet. Et l’amie dans son assiette à lui en goûterait une fourchetée. Seulement il n’y a plus de congre, un pavé de saumon braisé ferait-il l’affaire ? Oui, répond-elle au serveur, avant que Binh-Dû n’acquiesce.
             Plus tard, au moment de choisir un dessert, l’amie lui propose – tropisme si parisien – d’en prendre un pour deux, elle est tentée par la tarte à la rhubarbe. Binh-Dû quant à lui n’a pas vraiment envie de dessert et pas du tout de rhubarbe. Tu es sûr que tu n’en prendras pas une cuillère ou deux ? Binh-Dû est certain de ne pas aimer la rhubarbe, au final la tarte restera sous sa cloche. Il se demandera s’il n’aurait pas pu faire un petit effort. Elle est contente de l’inviter. Ils sont contents de se revoir, depuis tout ce temps qu’elle vit à Londres. Sur le trottoir un clochard titube et s’effondre. Binh-Dû décide que l’homme est saoul, l’amie serait davantage disposée à intervenir. Le long de la file d’accès au train, un panonceau avertit, dessins à l’appui, que les bombes ne sont pas autorisées à bord, même datant de la Première guerre mondiale.

mercredi 16 mai 2018

16 mai


Une journée où Binh-Dû met le nez dehors. Pas seulement à sa fenêtre pour prendre note de la vie du cerisier ; il descend dans la rue, il dérouille les mauvais plis de ses articulations, il s’en va acheter des yoghourts. Toujours tant et tant d’aventures en promesse ! À l’aller son sac à dos est vide mais ses pensées l’encombrent. Au retour, un immeuble en construction a gagné un étage mais on s’en fiche un peu, même si un vieux en casquette s’est arrêté pour inspecter le chantier. Le ciel est rare en ville, on le sait, on bronze moins.
Et c’est tout ? Est-ce bien un ballon que Binh-Dû aperçoit dans la contre-allée jouxtant l’école ? Est-ce bien un chœur d’enfants qui l’apostrophe, invisible derrière la grille sécurisée ? Monsieur, Monsieur ! Merci beaucoup Monsieur, vous êtes très gentil ! tandis qu’il expédie d’un shoot parfait le ballon par-dessus l’enceinte. Est-ce tout ? Dans leurs vies d’enfants réduits à ne jouer dehors que pourvu qu’ils restent enclos, l’interaction est insignifiante. Binh-Dû est un peu vexé d’avoir été vouvoyé et traité de « Monsieur ». Il plonge son nez dans le frigo.

mardi 15 mai 2018

15 mai

D’accord pour le merle qui s’empare délicatement d’une cerise et volette jusqu’au toit pour la savourer à l’aise. Mais pour le pigeon maladroit qui en éborgne une en en laissant choir dix, infoutu de maîtriser les saccades de son cou à ressort ? Et pour le gros monsieur à face de brute qui n’est pas loin d’arracher toute une branche ?
            D’accord pour le moucheron inoffensif que Binh-Dû repêche à la cuillère alors qu’il se débattait à la surface d’un verre de jus d’orange. Mais pour la mite au vol erratique qu’on écrase d’un claquement de mains, dont il ne reste qu’un peu de matière sèche et un zeste de molécules signalant aux larves d’éclore ?
            (Il semble que cette histoire de signal moléculaire soit un mythe, Binh-Dû n’en trouve pas trace sur Internet. C’est une amie qui mangeait des céréales biologiques qui lui avait raconté ça. Par précaution, il se rend tout de même sur le balcon afin de se débarrasser du cadavre.) Les formes du vivant sont épuisantes, soupire l’ermite.

lundi 14 mai 2018

14,5 mai

Une femme superbe marche devant Binh-Dû, il approuve le rythme de ses pas, leur envergure, le léger cambré de son dos, la simplicité fonctionnelle et élégante de ses vêtements, les ondulations de sa chevelure blonde qui lui tombe en-dessous des épaules. Il se déporte pour apercevoir son visage, il la voit de trois quarts face à présent, Dieu qu’elle est belle ! Perdue dans ses pensées elle ne le voit pas, il s’en va. Hier il aurait été comme un petit frère, aujourd’hui il est comme un vieux père. Que s’est-il passé ? Où était-il entretemps ?
Le boulevard s’efface, Binh-Dû croit reconnaître ce carrefour, à droite un pont d’échangeur, à gauche un long mur qui enclot sans doute le parc du château. Mais alors, est-ce qu’il n’y avait pas, juste avant, sur le trottoir d’en face... Elle n’était pas encore arrivée, la nuit tombait, il avait longé le mur en l’attendant, tentant d’apaiser son cœur. Un taxi les avait klaxonnés quand ils s’étaient embrassés. Avant qu’ils n’entrent dans l’hôtel. Il n’y a plus trace d’hôtel, c’était moins de dix ans auparavant. Le président peaufinait son plan de carrière.