jeudi 24 mai 2018

24 mai


Un suave parfum accueille Binh-Dû alors qu’il passe le seuil séparant la chambre de la cuisine. On dirait que des fleurs ont poussé chez lui durant la nuit mais rien de tel sur l’inox ni sur les tommettes, pas plus que dans les placards. Il va humer l’air de la cour sur le balcon (nulle jardinière, c’est entendu), les arbustes ne répandent que leurs couleurs. Il retourne dans la cuisine, suit plus résolument son nez et se retrouve à genoux devant la poubelle. Quel arrangement subtil mêlant peau de banane pourrie, graines de tomates, noyau d’avocat, citron éreinté, pelure d’échalote... N’en jetez plus, la coupe est pleine !
De retour dans la chambre, il ferme les rideaux pour éviter l’éblouissement du soleil, bientôt les volets contre la chaleur, puis la fenêtre contre le bruit. Ce sera une journée de travail à ne pas mettre davantage le nez dehors qu’il ne vient de le faire. Dans sa chambre l’attend un monde aseptisé parfaitement ordonné sur son écran d’ordinateur. À l’extérieur on ne sait jamais qui l’on va rencontrer. Et pourquoi faire ? Pour quoi subir ? rectifie Binh-Dû qui s’imagine parfois que ses propres détestations ne sont pas de son fait. Entre les zombies, les crétins hostiles et les exploiteurs cyniques, il a le choix des paranoïas.

mercredi 23 mai 2018

23 mai

Avant que de naître, parmi les options il a choisi le parfum de sa propre peau. Un refuge, un accompagnement permanent. À moins qu’on ne l’écorche, mais de cette sorte de vie là, non merci, il ne voulait plus. Binh-Dû voulait d’une vie clémente, pour changer. Sous le soleil, l’immeuble en construction grimpe son ombre, exhalant une mortifère odeur de béton.
            La guerre, même sans arme, reste une tentation. N’importe quoi ferait l’affaire, une assiette à écraser sur un visage le temps qu’en dégoulinent sauces et jus poisseux, une insulte lancée haut et fort, un coude pour bleuir les côtes du répugnant personnage qui s’extraie de son 4X4 tandis que s’empressent ses valets. Oh, la morgue des maîtres du monde...
            Binh-Dû sait bien que sa haine le tuerait aussi bien. Il la convertit en sourire méprisant – mais c’est imiter l’ennemi. Il essaye l’amour du prochain – mais la rupture est consommée. S’il se voyait de l’extérieur, il s’interposerait, il serait l’amour tiers, englobant, détaché. Les portiers reprennent la pose sous la marquise, à leur uniforme ne manque aucun bouton.

mardi 22 mai 2018

22 mai

Le soleil est moins avancé que ne le croyait Binh-Dû en ouvrant les yeux, ou c’est sa vue qui baisse au point de ne plus lire correctement les chiffres jaunes de sa box. Ou c’est ce mal de tête persistant, d’avoir été cogné la veille par un excès de chaleur. De s’être insuffisamment hydraté. D’avoir entendu trop de corbeaux. De n’avoir aimé personne.
L’amour parfois c’est du gâteau. L’amour physique s’entend. Les deux parties sont satisfaites, tout est bien en place. Les initiatives sont coordonnées avec bonheur, spontanéité et sens du rythme. Binh-Dû puise dans la boîte à souvenirs, lesquels ne sont pas tous de première main. Certains souvenirs, il s’est dispensé de les vivre.
Une amie jamais embrassée se souvient quant à elle de promenades dansées dans les rues de Paris. En effet, c'était l'an passé, c'était une précédente éternité. Un été comme celui qui vient. Des images leur resteront, des émotions aussi. Qui se mélangeront à d'autres illusions si réalistes, des exaltations rêvées, une fuite sublime.

lundi 21 mai 2018

21 mai


Il s’excuse, il a laissé tomber un boîtier qui s’est ouvert au contact de la moquette, éjectant trois disques et un triple mécanisme d’attache en plastique et ressorts qu’il n’arrive pas à remonter. La médiathécaire a l’air d’avoir seize ans, qui rangeait un tiroir à côté, elle essaie à son tour, Binh-Dû l’abandonne, penaud. Deux heures après il revient sur le lieu du crime où il avait oublié d’emprunter quelque chose, cette fois il descend au rayon des livres, elle est là, juste dans la travée D à F où il comptait chercher. Plutôt il va se cacher en A à C, il ne voudrait pas passer pour un harceleur, ou qu’elle s’imagine qu’il n’a rien de mieux à foutre que de passer deux heures en médiathèque par une journée ensoleillée. « Merde ! », lâche-t-elle en même temps qu’un livre lui échappe des mains, de l’autre côté de l’étagère. Au moins cette fois Binh-Dû n’y est pour rien.
Qu’est-ce qui a changé depuis ses seize ans, est-il voué à réitérer perpétuellement des métaphores fondatrices ? L’homme aux taille-haies le suit, son outil sur l’épaule, un sac plein de feuilles à bout de bras. Ça sent bon les cous coupés, tout bien normalisé, avec l’espoir de semer son poursuivant Binh-Dû s’engouffre dans une rue perpendiculaire. Tout danger écarté, il rebrousse chemin, les brindilles échappées du sac tracent la route. Un peu plus loin un autre homme promène son chien, s’engage dans une allée. Binh-Dû s’arrête, cherche les oiseaux dans les arbres, regarde les nuages, fait semblant d’hésiter au cas où quelqu’un se tiendrait derrière une fenêtre, attendant que l’homme et le chien aient disparu à sa vue. De retour chez lui, il écrit à l’amie dont il se croit toujours amoureux, laissant les interprétations ouvertes.
Il a six ans, il regarde aux jumelles les seins des femmes sur la plage. Il a quatre-vingt-seize ans, il fait semblant d’être mort dans son lit d’hôpital. Il n’est pas né, il se choisit une peau parmi les options. Il vit seul, il s’endort en respirant dans le creux de son coude.

dimanche 20 mai 2018

20 mai

La hype est-elle affaire de morale ? Binh-Dû veut bien le croire, mais peut-être est-ce parce qu’on pourrait le qualifier de moralisateur. L’idée séduit, toutefois, d’accoler au bon l’agréable. Tous ces gens aux yeux brillants, quel que soit l’effet qui les porte à danser, quels que soient les oublis volontaires dont ils purgent leur conscience, et même en prévision de lendemains défraîchis... donnent l’envie de vivre et d’aimer. Ils sont là au-dehors, en cette deuxième décennie du troisième millénaire après Jésus, ils étaient là dans les années 90 – dont la nostalgie étreint curieusement Binh-Dû qui ne sortait guère à l’époque –, et assurément dans les années 70, et les années 20, et les années folles, et n’importe quelle décennie, n’importe quelle année pourvu qu’on y ait exercé son droit de jeunesse. Tous les danseurs en noir et blanc sont morts à présent, sans parler de ceux d’avant. Mais l’amour est semblable.
C’est une intensité de puissance, un élan dirigé. Binh-Dû hors l’amour pense souvent qu’il pourrait tuer. En toute situation l’opportunisme règne, c’est une tautologie négligée. Ses amis se trouvaient précisément là où il pouvait faire leur rencontre, de même le quidam arrogant qui longe la rambarde du pont. Dans tous les cas nous est offerte la possibilité de se tester au contact de l’autre, qu’on se frappe ou se caresse. Oui, hors l’amour c’est encore de l’amour. Hors de l’autre on en revient toujours à soi. Dans tout ce mic-mac la morale n’est pas sauve, et l’amusement se fait la malle. Sous le couvert des arbres où le soleil ne pénètre pas, la peau des avant-bras se contracte en chair de poule, à la nuit nous tremblerons comme si nous avions vécu notre dernier jour, comme si cette vision de décennies perpétuelles était l’hallucination d’un optimiste. Bien fait pour toi ! Frappe-toi les flancs et saute sur place !

samedi 19 mai 2018

19 mai


   La hype est de toutes les époques, pense Binh-Dû en regardant un film sur la guerre de 14. On sortait des tranchées si l’on avait de la chance, et la hype, on l’observait dans les cabarets de Paris nec mergitur – de loin, même à portée de corps, de loin définitivement parce qu’on était traumatisé jusqu’en ses tréfonds les plus inatteignables.
                La hype, ça se regarde de l’extérieur et ça pleure en dedans. Il y a des femmes aux seins dénudés, il y a des yeux qui brillent, des sourires, des envols de tissus et de chevelures. Le voisinage réprouve, préférant l’ordre et la vertu. La hype était là avant, dans les années dites folles, elle date de cent ans, de mille ans, des sabbats dans les grottes.
                On s’y accole, on s’y étreint, elle sera là entre deux guerres, toujours en attente de la suivante. On y sera nantis – mais les frais sont élevés. À Saint-Germain-des-Prés les trompettes répercutent leurs appels contre des murs concaves, dans les usines désaffectées le beat martèle les organes, en haut des tours de verre les paillettes scintillent et la poudre éblouit.
                Dans les veines coulent l’alcool et d’autres substances, et la soif d’amour, Binh-Dû se souvient, là tout est permis pourvu qu’on reste entre nous, entre personnes de bonne compagnie, dotées d’un minimum d’éducation. Riches aussi, ou qui savent se vendre avec la manière. La hype est un état d’esprit. L’amour est un tabou qui nous trompe tous, reste la soif.
                Dans les rues, au pied des immeubles, on a sorti des tables. Des gens discutent, un gobelet publicitaire à la main. Certains portent des tee-shirts floqués comme leur gobelet. Des ballons de baudruche insistent à mi-hauteur, voisins, c’est la fête ! Déposez votre gâteau sur la nappe à côté des bouteilles de soda. Le temps se rafraîchit un peu, non ? Mais il ne pleut pas, on ne va pas se plaindre.
                Les zombies d’ordinaire claquemurés ont élargi leur périmètre, avec une audace qui les étonne eux-mêmes, on continue à surveiller les enfants du coin de l’œil. Des fois qu’il y aurait dans les parages de faux voisins ou des voisins indésirables. On fait assaut d’amabilités, d’humour pleutre ou matamore, on étale sa bonhomie ou sa perspicacité.
                On a beaucoup à montrer et à dire, ça bavarde sans temps mort, ça mâchouille, ça avale, ça hausse le ton pour se faire entendre au milieu des autres conversations et des rires. Ça pue l’intégration. Pense Binh-Dû qui s’en revient de la guerre. Là-bas, les bombes que fabriquent ses voisins éparpillent des morceaux de chair et d’os. Ici, les exilés dorment dehors.

vendredi 18 mai 2018

18 mai

Que le premier geste de sa journée consiste à écraser d’un claquement de paumes un insecte volant, voilà qui n’augure rien de bon pour Binh-Dû. Immédiatement en débit de mérites. Dans la salle de bains il médite là-dessus, encore embrouillé par la pelote de rêves désaccordés qui le relie à son lit, d’emblée outré par l’éventualité que ses pulls soient troués.
La trivialité de son existence plaide en faveur du style, sinon qui s’intéresserait à lui ? Le type en costard qui sonne aux quatre sonnettes de son immeuble et patiente sans illusions derrière la grille tandis que Binh-Dû, dissimulé derrière son double-vitrage, décide de ne pas galvauder avec lui le premier mot de sa journée?
Peut-être ne prononcera-t-il aucun mot aujourd’hui. À la radio, un inconnu se raconte, on sent l’effort déployé à édifier sa propre statue. Mais personne ne résiste à l’effritement inhérent à une telle entreprise, par pitié Binh-Dû lui coupe le sifflet. Il ouvre son ordinateur. Ce matin, une amie contorsionniste a repiqué des poireaux.
Elle lui donne des nouvelles mais voudrait les siennes en échange. De quoi réfléchir un moment, parler de quoi, d'amour frustré ? Entre autres choses. Puis c'est la nuit. Binh-Dû fait claquer bruyamment ses mains, une fois, dans le vide. Ses mains sont vides. Ceux qu'on appelle les honnêtes gens dorment. Probablement ses voisins le trouvent pénible.