Il s’excuse, il a laissé tomber un boîtier qui s’est ouvert au contact
de la moquette, éjectant trois disques et un triple mécanisme d’attache en
plastique et ressorts qu’il n’arrive pas à remonter. La médiathécaire a l’air
d’avoir seize ans, qui rangeait un tiroir à côté, elle essaie à son tour,
Binh-Dû l’abandonne, penaud. Deux heures après il revient sur le lieu du crime
où il avait oublié d’emprunter quelque chose, cette fois il descend au rayon
des livres, elle est là, juste dans la travée D à F où il comptait chercher.
Plutôt il va se cacher en A à C, il ne voudrait pas passer pour un harceleur,
ou qu’elle s’imagine qu’il n’a rien de mieux à foutre que de passer deux heures
en médiathèque par une journée ensoleillée. « Merde ! », lâche-t-elle
en même temps qu’un livre lui échappe des mains, de l’autre côté de l’étagère.
Au moins cette fois Binh-Dû n’y est pour rien.
Qu’est-ce qui a changé depuis ses seize ans, est-il voué à réitérer
perpétuellement des métaphores fondatrices ? L’homme aux taille-haies le
suit, son outil sur l’épaule, un sac plein de feuilles à bout de bras. Ça sent
bon les cous coupés, tout bien normalisé, avec l’espoir de semer son
poursuivant Binh-Dû s’engouffre dans une rue perpendiculaire. Tout danger
écarté, il rebrousse chemin, les brindilles échappées du sac tracent la route.
Un peu plus loin un autre homme promène son chien, s’engage dans une allée.
Binh-Dû s’arrête, cherche les oiseaux dans les arbres, regarde les nuages, fait
semblant d’hésiter au cas où quelqu’un se tiendrait derrière une fenêtre,
attendant que l’homme et le chien aient disparu à sa vue. De retour chez lui,
il écrit à l’amie dont il se croit toujours amoureux, laissant les
interprétations ouvertes.
Il a six ans, il regarde aux jumelles les seins des femmes sur la
plage. Il a quatre-vingt-seize ans, il fait semblant d’être mort dans son lit
d’hôpital. Il n’est pas né, il se choisit une peau parmi les options. Il vit
seul, il s’endort en respirant dans le creux de son coude.