mardi 29 mai 2018
29 mai
Binh-Dû
a non seulement mal au pied mais aux oreilles. Un jeune homme qui pourrait être
son fils chante à la radio des souvenirs d’un temps jadis qui serait celui de
l’innocence, des espérances, de la candeur et de la vulnérabilité blessées. Le
jeune homme quand il était plus jeune encore courait les prés derrière la
chevelure légère d’une vilaine de toute
beauté pour qui il aurait donné son cœur, sa mère, sa vie, mais à présent il a
compris la leçon – l’amour fait la dupe. Et de gémir avec sa belle gueule
et son corps en parfait état de marche. Pauvre chou. Binh-Dû a non seulement
mal aux oreilles mais des aigreurs à l’estomac. Les déclamations de ces gamins aux
souvenirs rancis l’agacent de plus en plus, ils pérorent comme on radote, ils s’imaginent inventer leur génération. Pour qui se
prennent-ils, l’esprit de jeunesse c’était encore valable au siècle dernier quand Binh-Dû avait une vingtaine d’années, mais après lui fut le déluge, on ne
les a pas prévenus ? Tiens, encore un, celui-ci écrit des romans compilés de vulgarité, d'humour dramatique et de visions creuses, Binh-Dû le hait d’emblée. Binh-Dû ne va pas bien du tout.
Binh-Dû traverse une mauvaise passe. Tout lui semble vanité, du tout-venant
qu’il observe. Il a fait le tour de son savoir, il maugrée en haut de sa
colline. Il se gratte un poil incarné sur la joue.
lundi 28 mai 2018
28 mai
Binh-Dû
s’est pris le pied dans la quadrature du cercle des expectatives, ça fait un
mal de chien ! Il claudique dans les rues, il lui faudrait un bâton en
roue de secours ou bien une queue préhensible pour se tirer de là, un réverbère
pour se repérer. Il se sent comme un
vieux, un singe, un animal de compagnie dont personne n’aurait envie de
s’encombrer. (La nuit il lui poussera des ailes et il survolera des plages
familières, des pins penchés, des bancs de sardines, ce sera puissant.) S’il
était un singe il pourrait lécher la plante de son pied douloureux pour qu’y
germe une guérison instantanée, même il deviendrait prodigieusement intelligent
à son jeu de cubes. S’il était un chien il s’habituerait vite à marcher sur
trois pattes et même à une solitude faite de poils hérissés, de grondements
caverneux et de gémissements menaçants. Il serait opportuniste jusqu’à
l’absurde, le vieux comprendrait parfaitement tout cela dans la pénultième
étape de son intelligence, au stade où le délitement des connexions laisse
place à une forme intransmissible de sagesse. Lorsque l’ombre tombe dans l’abîme.
Tel est le vertige que pressent Binh-Dû bien avant la nuit, savoir compter
jusqu’à cent c’est pouvoir se représenter sa mort. Une cent-unième nuit serait
bienvenue.
dimanche 27 mai 2018
27 mai
Pourquoi
cette intuition cataclysmique lorsqu’une femme aimée annonce qu’elle a des
choses à dire, que de vive voix ce sera mieux ? Mieux dans quel sens,
celui du moins pire ? Il semble à Binh-Dû que ce qu’il va entendre est
terriblement peu désirable, non cela ne lui dit rien qui vaille, il serait
tenté de prendre ses jambes à son cou et d’aller se réfugier au fond d’une
grotte regarder pousser les stalagmites, devenir lui-même une concrétion
rocheuse insensible, au cœur calfaté. Près de cent jours se sont déjà écoulés,
on peut envisager le siècle. Son amie quant à elle envisage « le cercle
des expectatives », la formulation est jolie où Binh-Dû tourne en rond,
saisi d’une panique centrifuge, au-dehors la température se rapproche
dangereusement de celle du corps humain, c’est la planète tout entière qui
risque de sauter de son axe telle la bille d’une roulette de casino. Faut-il, pour se rassurer, estimer que l’affolement est signe que tout n’est pas déjà
foutu, reste encore une liane d’espoir qui pendouille en l’air ? D’abord
relever les yeux. D’un coup de pied rejeter les expectatives dans le cercle des
enfers. Binh-Dû cherche des stalactites au plafond de sa chambre afin de se préparer au
premier mot de consolation.
samedi 26 mai 2018
26 mai
Est-il mal
parti, ce couple qui s’embrasse à côté du container de recyclage ? Binh-Dû
les effleure du regard avant de se concentrer sur la chute fracassante de ses
bouteilles et bocaux. Une ombre solitaire vient se poser sur son épaule, c’est
la femme méchée de blond, il la regarde mieux à présent, ainsi que son mari
barbu de loin en bermuda, elle a une question. Suivie d’autres, tout aussi
assommantes, s’il habite dans le quartier, entend-on le passage des trains, y
a-t-il d’autres nuisances, fait-il bon vivre ici ? Car ils prévoient
d’acheter. De Binh-Dû ils sollicitent l’avis, lui dont on pourrait se demander,
vu ses cheveux gras et son tee-shirt troué,
s’il ne ferait pas mieux d’aller chercher de quoi s’habiller dignement
en fracturant un container à vêtements. Forcément les trains on les entend si l’on
habite en face de la voie ferrée, et tout dépend de ce que vous appelez par
nuisances, la gentrification est-elle une nuisance selon vous, ou les logements
sociaux, et les antennes-relais, et la laideur des bâtiments, et le croassement
des corbeaux, et les crottes de chiens malades, et l’avenir matrimonial ?
Et les hélicoptères, vous avez pensé aux hélicoptères ? Eh non, il a
touché juste, le barbu hoche la tête. Ce qui tendrait à prouver qu’on a raison
de poser des questions idiotes aux mauvaises personnes. Ce qui pourrait
constituer un enseignement précieux pour la manière dont Binh-Dû conduit son
existence. Il n’y a pas de délinquance, c’est un bon quartier, termine-t-il
lâchement. Les électeurs bourgeois qu’il conchie lorsqu’il se rend à l’école
maternelle ne se seraient pas mieux rattrapés. Au plaisir de vous revoir,
n’ajoute-t-il pas, il y a des limites au bon voisinage. Dans la cour une moitié
de cadavre d’oiseau suppose qu’on l’enjambe, laissée là sans doute par un chat.
Binh-Dû balaie la chose au moyen d’une publicité pour une entreprise de
serrurerie d’urgence, en fait c’est une tête de poisson grillée au barbecue.
Tombée du bec d’un oiseau sans doute. Ce quartier est cruel. Si Binh-Dû
possédait un fusil, il aurait du mal à se retenir de dézinguer un corbeau, un
chat ou un hélicoptère.
(Précision conjurative, ceci n’est pas une incitation au terrorisme urbain. Ne
tirons pas sur les hélicos. Protégeons les oiseaux, même les corbeaux, sans
pour autant tuer les chats. Et ne négligeons pas la douleur du maquereau.)
vendredi 25 mai 2018
25 mai
Binh-Dû est en pleine dégénérescence dynamique. Au moment de se le
formuler ainsi, il comprenait très bien de quoi il voulait parler, à présent
cela lui semble quelque peu abscons. Y aurait-il un processus dégénératif qui
ne fût pas dynamique ? D’un ordre plutôt agglomératif alors ?
L’empilement de strates successives sur la structure, jusqu’à étouffement
complet... Ou bien il y aurait à concevoir la distinction entre un dynamisme
centripète menant à l’éparpillement fatal et un dynamisme centrifuge qui au
final fige la purée dans l’assiette. Binh-Dû se voit bien dans la purée, en
danger d’implosion mais aussi dans la désagrégation progressive de ses
garde-fous. D’ici à guetter la folie...
Son voisin téléphone sur les marches d’accès à leur terrasse commune,
vite un coup de rideau pour l’effacer, leurs regards ont néanmoins le temps de
se croiser. Des deux, qui est le plus cinglé ? Qui dégénère à bloc ?
Binh-Dû retourne à son écran, il se hâte d’identifier les mots brillants qui
défilent de haut en bas, sans doute leur message est-il très intéressant mais
il n’en retient rien. Il n’y arrive plus. Il résiste pourtant à son délitement,
se concentre : ça parle de bienveillance, d’écoute sensible, de
respiration avec le cœur. De politesse, de confiance, d’engagement constructif.
Tout va bien, quoi qu’il se passe et de toute éternité. Dans une autre vie, Binh-Dû
s’en irait fendre des bûches.
jeudi 24 mai 2018
24 mai
Un suave parfum accueille Binh-Dû alors qu’il passe le seuil séparant
la chambre de la cuisine. On dirait que des fleurs ont poussé chez lui durant
la nuit mais rien de tel sur l’inox ni sur les tommettes, pas plus que dans les
placards. Il va humer l’air de la cour sur le balcon (nulle jardinière, c’est
entendu), les arbustes ne répandent que leurs couleurs. Il retourne dans la
cuisine, suit plus résolument son nez et se retrouve à genoux devant la
poubelle. Quel arrangement subtil mêlant peau de banane pourrie, graines de
tomates, noyau d’avocat, citron éreinté, pelure d’échalote... N’en jetez plus, la
coupe est pleine !
De retour dans la chambre, il ferme les rideaux pour éviter
l’éblouissement du soleil, bientôt les volets contre la chaleur, puis la
fenêtre contre le bruit. Ce sera une journée de travail à ne pas mettre davantage
le nez dehors qu’il ne vient de le faire. Dans sa chambre l’attend un monde aseptisé
parfaitement ordonné sur son écran d’ordinateur. À l’extérieur on ne sait
jamais qui l’on va rencontrer. Et pourquoi faire ? Pour quoi subir ? rectifie Binh-Dû qui s’imagine parfois que ses propres détestations
ne sont pas de son fait. Entre les zombies, les crétins hostiles et les exploiteurs
cyniques, il a le choix des paranoïas.
mercredi 23 mai 2018
23 mai
Avant que de naître, parmi les options il a choisi le parfum de sa
propre peau. Un refuge, un accompagnement permanent. À moins qu’on ne
l’écorche, mais de cette sorte de vie là, non merci, il ne voulait plus.
Binh-Dû voulait d’une vie clémente, pour changer. Sous le soleil, l’immeuble en
construction grimpe son ombre, exhalant une mortifère odeur de béton.
La guerre, même sans arme, reste
une tentation. N’importe quoi ferait l’affaire, une assiette à écraser sur un
visage le temps qu’en dégoulinent sauces et jus poisseux, une insulte lancée
haut et fort, un coude pour bleuir les côtes du répugnant personnage qui
s’extraie de son 4X4 tandis que s’empressent ses valets. Oh, la morgue des maîtres
du monde...
Binh-Dû sait bien que sa haine le
tuerait aussi bien. Il la convertit en sourire méprisant – mais c’est imiter l’ennemi.
Il essaye l’amour du prochain – mais la rupture est consommée. S’il se voyait de
l’extérieur, il s’interposerait, il serait l’amour tiers, englobant, détaché. Les
portiers reprennent la pose sous la marquise, à leur uniforme ne manque aucun
bouton.
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