dimanche 23 décembre 2018

23 décembre


À côté de la caisse enregistreuse, dans un petit panier d’osier tapissé d’un mouchoir à carreaux, une vingtaine de sachets semblent à la disposition des clients. Pas de prix affiché, Binh-Dû était entré pour acheter un croissant, mais curieux il se rapproche, lit ce qui est inscrit sur l’emballage. Dans un angle du plafond, la caméra de surveillance ne bronche pas. Il hésite, repose le sachet, regarde autour de lui : personne. Il tend la main à nouveau, enfin se décide, c’est non. Bien que la chose soit ingénieuse, « Billes synthétiques à écraser en cas d’agression terroriste, comprimer le sachet sous le nez. Effet neutralisant immédiat. Ne nuit pas à l’environnement. » De retour dans la rue, Binh-Dû est soulagé d’avoir fait le bon choix, c’est la vieille histoire du marteau dont la seule présence remplit l’univers de clous. Il ne veut pas vivre un marteau à la main. Les ruelles sont pavées de touristes, il y a un raccourci par là, suffit d’enjamber le ru. Puis de se dépêtrer des ronces. Il retire ses lunettes de soleil, ce ne sont pas des ronces mais des barbelés, heureusement il maîtrise la technique. Cela prend un peu de temps, toutefois il n’a pas besoin d’un sécateur ni d’une pince coupante. Il n’a pas besoin d’une voiture dotée d’un klaxon. Il n’a pas besoin d’un smartphone. Il n’a pas besoin d’une amoureuse ni d’un guide pour admirer les pierres de taille et les façades inclinées qui réduisent le ciel à une perspective sublime et renversante.

samedi 22 décembre 2018

22 décembre


Car Binh-Dû est en avance sur l’avenir, souvent cela le damne au sol. Il se trouve aussi au ras du passé, ce qui pourrait expliquer l’insistance hébétée de certains de ses comportements – et des explications, on lui en demanderait si l’on n’anticipait pas de sa part une dérobade. Vu de l’extérieur, il semble flotter dans une sorte de capsule autonome affranchie des raisons du passé, du futur et de la pesanteur. Au jeu des métaphores oxymoriques il serait noyau de résistance résignée ou nuage d’espérance inconsidérée.
Le réel est plus pressant, surtout à l’approche des fêtes dans les grands magasins. Cassandre ne souffrait sans doute pas tant de n’être pas crue que d’être seule à savoir – la nuance est d’importance. D’ailleurs, tenait-elle vraiment à convaincre ? Binh-Dû est invité à creuser le sable devant lui, la croûte superficielle a séché, ce n’est pas aussi facile que cela en a l’air ; il brise une mince plaque de bitume, vestige archéologique récent ; enfin il déterre un coffre. Rempli de livres et de fruits momifiés.

vendredi 21 décembre 2018

21 décembre


Le jour est à la nuit, Binh-Dû pourtant est bien en peine de la fêter. Ou se trompe-t-il du tout au tout, et ses douleurs seraient sexy, du moins pour lui, en une sorte d’autoérotisme engorgé de loyautés toxiques ? La bruine adoucit l’air, les lumières sont accueillantes au palais des illusions sereines. Un homme au grand chapeau laisse filtrer son intelligence, il finit par s’engouffrer dans la bouche du métro ; tandis que les bavards piétinent comme une parodie de tentative où il ne serait pas exclu de s’embrasser sauf que cela n’aurait aucun sens.
Binh-Dû dit n’importe quoi, il craint tellement de passer pour quelqu’un d’autre (un type antipathique, un idiot, un égoïste) qu’il sourit, mais alors il n’est plus personne. N’en a-t-il pas toujours été ainsi, depuis le premier embarras de sa naissance lorsqu’il se vit pleurer sur le sein de sa mère ? Dans les limbes au contraire, nul empêchement. Il peut affirmer que les crispations crapoteuses, il n’en veut plus, et chercher un meilleur moment : peut-être après le solstice, délassé par le souffle des résolutions.

jeudi 20 décembre 2018

20 décembre


À force de taper sur la maison en rénovation, ils vont finir par l’effondrer. Le jardin déjà n’est plus que tas de gravats qu’on aperçoit par la fenêtre imparfaitement bâchée de la façade ou par la trouée dans le mur du fond, et que reste-t-il du toit ? Binh-Dû se préoccupe de l’avenir immédiat, il profite autant que possible d’un lit qui n’est pas le sien, où il a intérêt à se montrer aimable. Une fournée de pâtisseries a été déposée sur la table basse, à portée de main, combien de parts de tartelettes aux framboises pourra-t-il escamoter ?
En toute discrétion, ensuite il s’en ira, rassurant. Il veillera à ne pas rééditer l’erreur commise la fois d’avant, quand il s’était envolé par-dessus les voies du métro pour rejoindre plus vite le quai opposé. C’était manquer d’humilité, on l’avait repéré, il avait dû rester sur ses gardes durant tout le voyage de crainte qu’on ne le trucide pour s’approprier son don. Quant à savoir où se rendre... Rien ne presse, puisque le temps n’existe plus. Binh-Dû emporte ses douleurs avec lui, irrésolues. Tant qu’il avance, ça ira. Tant qu’il n’accélère pas.

mercredi 19 décembre 2018

19 décembre


Binh-Dû est aux prises avec la douleur, il en pleurerait. Non pas de la douleur en soi, qui ne l’empêche pas de respirer, mais du désespoir lié au retour de la douleur. Il pourrait se réjouir de respirer. Le peut-il ? Et s’il raconte son échec à prendre sa douleur en bonne part, est-ce aveu, constat, appel ? Alors qu’il voudrait se coucher sur le flanc, il écoute plutôt, calé en tailleur, la musique sereine et sacrée d’un père foudroyé il y a peu. Puis il regarde un film dans lequel un garçon tout juste orphelin de mère découvre que son père, qu’il croyait vivant quelque part, est décédé.
Le père de Binh-Dû est probablement mort lui aussi, pas de quoi en créer un système. Attachée à un poteau de clôture en lisière de forêt une ribambelle d’animaux se débat. Ils s’épuisent à tenter de sortir du piège, les lapins, les chevreuils, les renards. Ils n’y arriveront pas tout seuls, Binh-Dû sort son couteau. Derrière lui un rugissement de lion soudain l’effraie, à toutes jambes il s’éloigne. Sans savoir si les animaux piégés étaient offrande ou leurre ou si lui-même était la proie. Un jogger lui donne une légère tape sur l’épaule en le dépassant, est-ce encourageant ?

[Hommage à Luis Pedro Fonseca]

mardi 18 décembre 2018

18 décembre


Binh-Dû marche dans la forêt, il ne s’y passe pas grand-chose d’autre. On y est comme dans une maison froide, à bonne distance du ciel. S’il n’y avait plus de ciel, ce serait pareil. Les animaux aussi ont été retirés, ainsi que les feuilles sur les arbres caducs. Nul oiseau ne chante, pourtant ce serait joli. Son appel égaierait l’atmosphère. Parfois ça grimpe, parfois ça descend, le cœur bat plus ou moins vite, la respiration de concert. Rien de très remarquable au demeurant. Il faudrait une présence autre pour remarquer quoi que ce soit.
Au même instant ou à peu près, dans la rue où se trouve la maison de Binh-Dû, un oiseau très mélodieux lance son chant depuis l’un des deux arbres encore touffus. Il se pourrait même qu’il y ait un oiseau par arbre. L’an passé à la même date ils avaient tous disparu, non ? Les souvenirs sont des hallucinations temporelles, à chaque fois que l’un d’eux se constitue le temps s’arrête et avec lui une part de soi, en attente, et un beau jour, peut-être des décennies plus tard, on croit pouvoir reprendre le cours de cette part figée. Plus sage serait de s’en défendre.