samedi 29 décembre 2018

29 décembre


Sa peau rougit contre le mur chaulé, Binh-Dû n’a pas choisi le bon côté de la rue pour s’asseoir. En face il y a de l’ombre, Viens nous rejoindre, l’invite-t-on. Sauf que le soleil tourne, d’ici peu les situations s’inverseront. Y a-t-il quelque chose à décider encore ou, comme sur le pont d’un bateau soumis au roulis, suffirait-il de s’accrocher ? Vaut-il mieux rester seul ? Le soleil tourne tellement qu’il vire à la pluie. La tempête se détruit d’elle-même, brisant les vagues. Sur l’île, les arbres ploient et se rengorgent, il faut l’imaginer car l’accès est interdit : risque de chutes. Binh-Dû en est réduit à longer la rive, un gros oreiller sous chaque bras l’aiderait le cas échéant à flotter. Encore faudrait-il qu’il interprète correctement le code couleurs, rose pour les femmes qui se couchent sur le côté, bleu pour les hommes qui dorment à plat. Le choix qu’on lui laisse consisterait à brasser en rond dans le sens du temps ou à rebours, c’est maigre. Le choix laissé aux destinataires d’une lettre est de ne pas répondre, se racontent-ils. Ils n’iront pas bien loin comme cela, ou ils iront sans Binh-Dû qui a toujours son problème de dos à régler.

vendredi 28 décembre 2018

28 décembre


Et puis ils crèvent, mais ceci est l’histoire du jour suivant. Le jour d’avant tient ses deux anses en cercle, tels des bras invitant à la danse. Tous les jours font cela, pourvu qu’on les ordonne en frise. L’amie dans sa boutique aux couleurs de l’été remplit sans le moindre remord un petit agenda de l’année 1935. La reliure de cuir est coordonnée avec les murs de toile, sans doute conviendrait-elle tout aussi bien à l’atmosphère éraillée d’un bistrot montmartrois après potron-minet. Pas un chat dans la boutique, juste Binh-Dû et son amie, et des éléphants-totottes.
Au fond de l’autocar, des enfants piaillent comme une nichée d’oiseaux dans un buisson. Ceci est une histoire dont l’avant et l’après sont inconnus de tous. Il en est des mille et des cents, c’est le motif floral de l’invention des mondes. Parfois tout s’arrange pour le mieux, le colis est de l’exacte dimension de la boîte aux lettres, Noël fête un quatre-vingt-deuxième hiver, les chocolats sont bien calés dans le plumier. Binh-Dû est aussi le fils d’une femme qui écrit, les chiens ne font pas des chats, et qui s’étonne de ce que, une chose en entraînant une autre, on lui en sache gré.

jeudi 27 décembre 2018

27 décembre


Binh-Dû sort sur la terrasse, par la porte réservée aux employés. Il a laissé son caddie à l’intérieur, le vent souffle en bourrasques pluvieuses. Personne ne fume, il fait le tour, personne n’est là. Il voudrait retourner à l’intérieur mais il ne retrouve pas la porte. S’il était sorti avec ses courses, peut-être un vigile aurait-il pu l'assister, depuis une caméra de surveillance.
Dans nos sociétés civilisées l’enjeu sous-jacent est toujours de modérer ses pulsions de violence, garder sous clef le désir de tuer. Tant il ne sert à rien d’insulter ceux qui se sont égarés. Binh-Dû est de ceux-là, à l’occasion. Il fourbit ses arguments, l’intention n’est pas d’exprimer la colère en soi conçue mais d’infléchir, de croire à l’influence de la bienveillance.
Il ricane, il aiguise ses incisives, il grince de froid. Il réclame son dû bien qu’il sache que rien de tel n’existe au regard des hasards qui prévalent. Il plaide l’amour pour un supplément de sens, il invoque le besoin, celui de son âme, celui de l’âme rêvée. Il soutient qu’il ne rêve pas autant qu’on le lui reproche ; au ciel les nuages chargés ont toute l’apparence de la réalité.

mercredi 26 décembre 2018

26 décembre


À la mort de son père, le fils apprit l’existence d’un fils de substitution auquel revenait la majeure partie du legs. Tous deux allèrent discuter de leurs pertes respectives dans le café dont le fils était propriétaire, lequel se trouvait comme par un fait exprès à deux pas du bureau notarial. Ils se découvrirent mutuellement de grandes affinités. Le fils était heureux de savoir que son père n’avait pas terminé sa vie dans la solitude et l’amertume, le fils de substitution proposa de restituer une part de l’argent reçu, ce que l’autre refusa. Quant à Binh-Dû, il buvait une limonade au comptoir.

Son amie juge ignoble la sculpture en céramique noire dont Binh-Dû ne se lasse pas de faire le tour. Il en apprécie les creux caverneux, la brillance d’un noir qu’on imaginerait suintant sous l’éclairage, elle trouve que c’est bling-bling et quasi-pornographique. Sans doute sont-ils en train de parler d’autre chose. Ils parlent ouvertement de séduction sur le tapis rouge, commentant la vidéo d’un mur attaqué à la masse, dont la surface blanche unie révèle peu à peu les briques. Il n’est pas seulement question de signaux perçus ou émis, mais de vision et d’espérance.

mardi 25 décembre 2018

25 décembre


Binh-Dû est parfois moins que Binh-Dû tout en ne l’étant pas moins, se fait-il bien comprendre ? Noël en redoux, ça fait des économies de chauffage. Une femme à contre-jour laisse entrevoir un sein, le désir en puissance est délicieusement indécent. Elle lui raconte qu'un matin, dans un petit village de montagne, des enfants jouaient à dévaler une pente et à l’escalader, elle était assise de l’autre côté de la rivière et elle avait cru mourir tant le battement régulier de son cœur avait pris de l’intensité, à la limite du supportable, est-ce qu’il voit ce qu’elle veut dire ?
Binh-Du voit très bien, lui-même se souvient d’un moment semblable. C’était ailleurs, il n’y avait pas de colline ni d’enfants, il n’y avait pas de rivière non plus, et peut-on parler d’un village ? Mais tout de même, il était assis. D’ailleurs il y avait bien une sorte de rivière puisqu’il se trouvait sur l’autre bord de là où cela se passait. Et à y réfléchir, ces hommes avaient gardé une part d’enfance, et lui-même les surplombait, et à partir de quelle impression un village devient-il une ville ? Il s’explique mal, elle sourit patiemment, il voit et ne voit plus que son sein nu.

lundi 24 décembre 2018

24 décembre


Un jour de colère dérisoire comme les autres. Au lavomatic, Binh-Dû prend le parti de deux jeunes Noirs qui n’osaient pas vider une machine faite, alors que le propriétaire du linge, blanc certainement, buvait un café, une bière, un calva au café du coin sans se soucier d’emmerder le monde. S’il avait pointé sa fraise, celui-là, et s’était avisé de protester, Binh-Dû lui aurait dit ses quatre vérités. Une demi-heure plus tard, revenant du café où il était allé s’en jeter un petit, Binh-Dû en mode clignotant peste contre les deux Noirs qui attendent la fin du cycle dans une caisse diesel au moteur allumé. S’il était flic il leur flanquerait un contrôle antipollution au cul, ça leur apprendrait à vouloir se réchauffer. Et s’il tenait ces jean-foutre de la météo, il leur ferait passer un mauvais quart d’heure pour continuer à prétendre qu’il n’y a « pas de précipitations », la bruine qui va empêcher son linge de sécher sur le balcon, elle ne mouille pas, peut-être ? Les gens sont des cons de toute façon, même les amis de Binh-Dû qui ne répondent pas à ses mails, qui laissent traîner, qui font semblant de ne pas voir qu’il y a une question, ou du moins une demande, farcissez-vous donc vos dindes aux marrons et laissez-moi crever, merci. Reste encore à Binh-Dû à écrire une lettre ravageuse, car s’il y a une chose qu’il ne supporte pas c’est l’hypocrisie, le mensonge, la malveillance, l’abus de pouvoir, ça fait quatre choses et il y en aurait sûrement une cinquième et une sixième et... Et il s’agit d’être concis et pondéré. Il a trop mal, tout le temps, pas moyen de se caler le dos avec des coussins, et nul alcool n’est assez fort pour assommer la douleur. Dans la rue un type tape avec son parapluie sur le mobilier urbain, de temps en temps il pousse un cri, ou un éclat de rire. Il n’en finira pas avant d’avoir cassé le parapluie. Non mais quel taré ! Joyeux Noël.