lundi 7 janvier 2019

7 janvier


L’insomnie plaque le corps au centre du lit comme on épingle un papillon. Mais Binh-Dû n’en est pas victime, il peut encore se demander quoi choisir. Rester étendu sur le dos et sombrer peu à peu dans l’oubli, ou se redresser pour collecter quelques clefs. Quand il dort, un même dilemme souvent tire sur sa peau, souviens-toi ! Souviens-toi des étonnements accordés, ou meurs. La mort en ce qui le concerne est encore un sommeil dont on se réveille nauséeux. Une obsession de petit matin ou de nuit précoce. L’enseigne aux grosses lunettes clignote tandis qu’il traverse la chaussée de biais, il titube. Il n’a pas bu pourtant, il n’a rien avalé. Il en a gros sur la patate. Sur la langue un cheveu baveux se révèle quand il le porte à ses yeux l’aile d’une fine mouche. Dieu merci, il n’en est pas arrivé au point d’entendre des voix. Les voix qu’il voudrait entendre se taisent, au mieux c’est un chien qui jappe. Les voix qu’il voudrait entendre, il voudrait les toucher comme on goûte un fruit mûr. Tel est le principe de l’impatience à contretemps, se dit-il, en rallumant la lumière tant son analogie est brillante. Le silence est une capillarité épaisse, et l’immobilité paraît indiscrète, un corps peut n’être plus qu’un meuble parmi les meubles, chargé de sa patine, dépourvu de prétention. Binh-Dû, du bout des doigts, caresse doucement le sien visage qui lui sourit.

dimanche 6 janvier 2019

6 janvier


                Un chien jaillit du bois, Binh-Dû l’accueille avec joie. C’est le plus intelligent des chiens, cela se voit à sa façon de lever la tête. Il serait même capable de jouer au volley-ball. Pendant ce temps, des messieurs dans leur club anglais sacrifient au rituel consistant à trinquer au son d’onomatopées guerrières, pan, boum, aïe. Plus débile, on a du mal à trouver. Sur les lattes du store électrique, deux escargots anémiés se sont installés pour mourir. Il fait trop jour pour descendre et pas assez pour s’exposer aux regards, l’entre-deux se cherche.
                On est ce qu’on accepte d’être, affirme celui qui n’a pas encore trouvé comment vivre. Et on ne comprend rien à ce qu’il suggère, espoir ou fatalité ? Qu’ai-je donc accepté d’être, se demande Binh-Dû, mais aussi : que pourrais-je accepter ? Qu’ai-je refusé d’être jusqu’à présent ? Qu’ai-je cru refuser alors que je l’acceptais, et que refusé-je à mon insu ? Il se gratte le cuir chevelu comme s’il portait une longue perruque mêlée de plumes violettes et que tous ses pores suintaient l’héroïne. Pour sûr, il se prend pour quelqu’un d’autre.

samedi 5 janvier 2019

5 janvier

                Dans une autre vie, Binh-Dû se serait très bien entendu avec la caissière  du supermarché. Dans cette vie-ci déjà, mais il peine à franchir la ligne, comme avec les superstars trop sollicitées. Il entend sa voix veloutée quand elle lui rend la monnaie, il entend son sbam©, cet énoncé robotique qu’elle n’avait nul besoin qu’on lui inculque, il entend son regard qui va chercher la personne derrière le client (et non le client suivant). Elle réplique « ... et bonne santé, surtout », et Binh-Dû aimerait prendre le temps d’en discuter davantage.
                Comment se porte-t-elle, souffre-t-elle de troubles musculo-squelettiques, est-elle sujette à des accès dépressifs qui donnent à ses yeux leur nuance mélancolique ? Doit-elle travailler dans ce supermarché pour assurer la subsistance d’un parent invalide ? Une bonne santé selon elle conditionne-t-elle une bonne année, est-ce suffisant ? Est-ce le minimum ou le maximum, qu’espère-t-elle de la vie ? A-t-elle noté que Binh-Dû se tient un peu de traviole, que certains jours il grimace et que sa barbe n’est pas de la première vigueur ?
                Il range son portefeuille, une amie lui a donné un coup sur le tendon sans le faire exprès, ils ne parviennent jamais à se coordonner. Une autre amie, avec qui il se coordonne très bien, lui a expressément adressé des vœux de bonne santé. Et les gens continuent à mourir, c’est fou. Le phénomène fascine Binh-Dû, comme un enfant suivant le destin de bulles de savon. Plop à la fin, c’est normal, c’est irrésoluble. Peut-être n’auraient-ils rien trouvé à se dire, la caissière et lui, ils auraient cherché. Il y aurait eu de l’embarras, suivi d’une franche absence de regret.

vendredi 4 janvier 2019

4 janvier


Toujours vaut-il mieux écrire sa biographie que sa nécrologie ! Et prononcer un éloge plutôt que de n’avoir plus de courant dans la langue. Binh-Dû pousse un gémissement après les mots « bienveillance déterminée », comme s’il jouissait. Dans le théâtre, les fauteuils vides sont cassés et les travées jonchées d’emballages de cochonneries. Son téléphone devrait sonner. Mais peut-être n’a-t-il pas trouvé la bonne formulation ? Dans un autre éloge, anthume celui-ci, il parlait d’ouverture et de fermeté, les flûtistes en salivent dans leurs anches. C’est encore le dernier jour et la piste est une rivière de boue ; ou le glacier est descendu ; ou quelqu’un a décroché les cartes punaisées dans la guérite, un chien malade jappe jusqu’à ce qu’on le frappe. Tout va aller mieux désormais, même à petit feu. Même au rythme de l’herbe qui tâte le vent à la surface, à celui du petit ruisseau d’eau claire. Binh-Dû a une préférence pour la métaphore des braises, la science de la non-consomption. Son amie revenue, il ne l’aime pas moins, elle trouve les mots qui le touchent. Elle comprend avec un temps d’avance ce que lui-même ressent. Il gagnera toujours à l’attendre.

jeudi 3 janvier 2019

3 janvier


Oh les ironies méchantes ! Il sera question de biographies. Un volcan meurt, un autre renaît, que dire de celui qui ne sera pas né ? Binh-Dû examine son parcours entre les cratères, de ci de là il ramasse un caillou. Des biographies de son vivant à lui, il pourrait en rédiger une dizaine, et elles auraient chacune l’apparence de la vérité. Des mensonges, il pourrait n’en inscrire aucun, et pourtant personne ne lui ferait crédit. Merveilleux, qu’il raconte donc ce qui lui chaud ! L’ironie n’est pas ici, la sale ironie précipitant dans la mort un homme qui n’accordait pas d’importance aux états de service pourvu qu’on lui procure de quoi se représenter d’autres destins, un homme qui faisait profession de sa propre pudeur. Celui qui est mort n’est pas celui qui demande à Binh-Dû une biographie anecdotique. Il faut changer le fusil d’épaule. Accommoder les restes. Alors voilà, Binh-Dû est né, il a grandi, il a fait ceci et cela, on dirait un long fleuve où l’on ne se baigne jamais deux fois tout en sachant parfaitement où l’on va. Pas à la mort, jamais de la vie ! On va de l’avant, en bas de notice sera inséré un lien furtif. Mais auparavant, qu’on nous accorde un moment d’affliction. Et nous écouterons ce cœur immuable battre à nos oreilles.
 
[merci à Paul Otchakovsky-Laurens]

mercredi 2 janvier 2019

2 janvier


Heureusement cette fois qu’il n’avait pas compté, il aurait pris peur. Heureusement que le tournant des vœux occasionne un prétexte. Heureusement Binh-Dû n’était pas auprès de son téléphone pour décrocher. Il n’aurait pas su comment respirer. Il réécoute le message plusieurs fois, il se réacclimate à la tonalité de cette voix, sa texture si particulière. Sa matérialité presque palpable, caressable. Il sent diffuser dans ses poumons, dans son psoas, dans ses orteils. Cent-sept jours, il ne restait plus qu’une perle de prière au mâlâ. Les deux dernières il les aurait enfoncées dans ses oreilles – gardant ses yeux pour pleurer ? Non, rien de si dramatique. Elle lui souhaite de belles choses, plein, pour l’année nouvelle. Elle l’embrasse, et si ce n’est qu’une formule convenue, au moins celle-ci augure-t-elle d’un rapprochement. Binh-Dû tourne lentement la tête, elle aussi à sa rencontre et leurs lèvres se joignent comme une première fois, dans la même inéluctable simplicité. Deux guêpes vrombissent aux angles du plafond, attendant qu’on leur ouvre la fenêtre. Une fois dehors, elles demeurent à proximité, inspectant les anfractuosités de la façade. La menace même se transforme en beauté.