lundi 18 février 2019

18 février


Nos campagnes sont des havres, n’importe la somme d’os et de métal forgé enfouis dans le sol, par-dessus les arbres poussent. Même avant le printemps les oiseaux chantent. Les routes ont elles aussi souillé la terre mais c’était il y a longtemps, maintenant on les dit champêtres. Et pittoresque paraît une ruine. En marchant droit, on finira par éprouver la rotondité du monde, ne serait-ce qu’en se retournant dans l’idée de mesurer le chemin parcouru – impossible, il a disparu. Je te promets, fut-il dit autrefois, tu reviens de loin. 
       

Et le risque est minime qu’un lion surgisse au détour d’un bosquet, ou même qu’un lapin ne nous prenne en chasse, dents en avant. Oh, nos émotions sont si sophistiquées ! Les robes de soirée incitent à la promenade dans la roseraie, un bras ferme pour conserver son équilibre malgré les talons et la flûte. Un peu de mélancolie sous la clarté lunaire, et un désir désespéré. Ensuite on reprendra le cours des villes, l’espoir d’autres latitudes. Et on se plaindra, encore et encore. On finira par s’offrir des vacances dans un pays pauvre.

dimanche 17 février 2019

17 février


           Quel est le point commun entre un lion et une salade ? Le lion n’est pas une chèvre et la salade n’est pas un chou. (Oh, ces définitions négatives...) Le lion est une extrapolation du lapin. La salade est censée attendre dans le potager. De point commun il n’y a peut-être pas, mais une tension entre les deux, Binh-Dû en jurerait. Il jurerait qu’il a vu les feuilles de la salade frémir. La clôture est cisaillée en un endroit, de haut en bas, par où tous les légumes pourraient s’enfuir. Le lion a le réveil vaseux, son rugissement masque une profonde lassitude.
           Et les éléphants, sont-ils mangeables ? Qu’est-ce qui n’est pas mangeable, selon quels critères ? Le cochon dressé sur ses pattes arrière se fend d’un grand sourire à l’entrée du restaurant. Binh-Dû est fatigué, sans doute par excès de toxines dans le sang. Les origines de ses habitudes se perdent dans un sentiment d’incrédulité – qui est une expérience en soi. Intensifierait-il délibérément son hébétude, jusqu’à ne plus savoir comment se tenir à table ou s’en lever, poser un pied devant l’autre ou un baiser sur une joue ? Pitié ! crie la salade.

samedi 16 février 2019

16 février


                Ce qui se passe quand on approche l’œil du tronc d’un arbre. À le toucher. Qu’on plaque sa joue contre l’écorce. Une certaine logique voudrait que Binh-Dû regarde vers le haut, tente d’apercevoir le ciel tout au bout de la perspective. Prenne appui, accompagne la lancée de tout son corps puis s’expédie dans l’espace. Mais il baisse la tête, fixe l’humus recouvrant les racines. Bientôt il doit fermer les yeux sous le vertige, ça tourne, ça vire en dépit des pieds immobiles, ça menace de tomber. Ou de l’éjecter hors du cercle.
                Ce qui se passe quand ce qui devrait se produire ne se produit pas. Les repères anciens n’ont plus cours, sauf pour se lamenter, est-ce cela qui se passe : une lamentation ? Qui voudrait de cela ? Certainement pas Binh-Dû. Il remonte au point d’inflexion, cherche l’embranchement néfaste. Il tâtonne, une théorie suggère de se hâter, une autre de prendre le temps de s’asseoir au creux de la première fourche accueillante, de regarder les fourmis, les feuilles, les oiseaux. De sentir la brise fraîche sur la peau.

vendredi 15 février 2019

15 février


                Il y a des jours comme ça où les choses ne tiennent pas en place. Et les gens ? Bof, ils piétinent. Ils se cognent aux choses. En fait on ne sait plus très bien ce qui bouge et ce qui ne bouge pas, mais l’un dans l’autre la synchronisation fait défaut. (Le Soleil pourrait bien tourner autour de la Terre, pour ce qu’on en a à foutre !) Il y a trop de meubles dans la pièce où vit Binh-Dû, si l’on se réfère à un coefficient d’encombrement – qui resterait encore à inventer. Un petit vaisseau a éclaté à l’intérieur de sa paume, ça fait mal même sous la glace.
                Là-bas, du côté des falaises, la mer est calme quand le soleil se lève, calme aussi quand il se couche. (N’allez pas nous raconter qu’il arrive au soleil de rester coucher !) Entre les deux ça frisotte. Des adolescents plongent en criant et remontent. Sous l’eau ils font des bulles, ils pourraient y rester plus longtemps. Ils pourraient s’y briser la colonne, mais en fait, non. Ils grandissent, ils quittent le pays, ils sont remplacés. Ils reviennent boiteux. Binh-Dû se gifle les deux joues à la fois, juste ce qu’il faut. Pas de quoi faire couler le sang hors de ses veines.

jeudi 14 février 2019

14 février


                Plus la conversation se poursuit, plus le smartphone pèse dans la main de Binh-Dû. L’écran est lisse comme un lac où se noyer, et l’eau lourde, si lourde. Il y a quelque chose qui résiste, à l’intérieur même de cet objet plat, ou plutôt quelque chose qui tire en direction de l’autre téléphone à des kilomètres de là, tu n’entends pas ? Comme un aimant. Binh-Dû tire de son côté. Il se souvient d’un bricolage d’enfant, deux boîtes de conserve reliées par un fil qu’il fallait tendre au maximum, l’effort même incitait à parler plus fort.
                Un poisson va-t-il jaillir des profondeurs, énorme, qui rendra tout échange de mots impossible ? L’interlocutrice de Binh-Dû, perdue de vue des années auparavant, lui fait part de son sentiment de vertige à mesure qu’elle s’approche d’une décision radicale. Il comprend, il a pour sa part accosté sur la rive du lâcher-prise mais il connaît le vertige quand il se penche en arrière. Et toi c’est en avant que tu penches, explique-t-il, soucieux tout de même de ne pas se donner en exemple. Soudain le smartphone se disloque.

mercredi 13 février 2019

13 février


                La fiction sera le seul recours, elle l’est déjà. Quand Binh-Dû remplit son devoir d’existence il rigole en coin, il se croit plus malin que tout le monde. Il les observe, les pauvres hères, courir de projet en projet, comme si le suivant pouvait annuler la distance séparant du précédent – leur illusion d’éternité. Chaque choix un clou de cercueil. Il se croit plus malin parce qu’il s’imagine qu’il mourra en dernier, la belle affaire. Ou peut-être qu’il ne mourra pas du tout, cela dépendra de ce qu’il voudra se raconter à l’ultime bord de la fin du monde.
                Mais tout ceci n’est que divagations de nanti. Va-t'en survivre dans un bidonville que menacent les cyclones, et on en reparlera. À sa décharge, Binh-Dû possède, en son pays riche, moins que la moyenne – condition pour supporter le poids de sa mauvaise conscience. C’est pour lui la moindre des choses – en quoi il n’est guère plus intelligent qu’un imbécile ! Et il se rassure à coups de points d’exclamation, bientôt on le verra frapper dans ses mains, chanter Hosannah ou Krishna, et sur ses joues couleront des larmes de bienheureux. Par défaut ?