La porte d’entrée a claqué. Jumien n’entend plus que les
bruits habituels de l’immeuble, la rumeur assourdie de la rue. Il se lève,
écarte les rideaux. Le ciel est gris mais tout semble normal. Dans l’immeuble
en face, le voisin prend son petit-déjeuner, un bol de céréales comme toujours.
Il tourne la tête vers Jumien, qui lui fait un léger signe de la main pour
montrer qu’il ne l’espionnait pas. Avant de se rappeler que cette main qui fait
signe n’est pas la sienne, ni ce visage qui sourit faiblement, ni tout ce corps
dans son pyjama, précipitamment il se dissimule derrière un pan du rideau. Il
ne pourra pas aller travailler, pas dans ce corps, les enfants au lycée ne
comprendraient pas. L’administration non plus, personne ne voudrait le croire.
Nulle part, on ne le croira.
vendredi 5 avril 2019
jeudi 4 avril 2019
§ 9 et 10
Jumien s’adosse à la tête du lit, étonné de s’être rendormi.
Cette impression impossible à supporter, cela lui revient, il rouvre les yeux.
Le semi-jour traverse les rideaux d’un côté et la lumière du couloir entre par
la porte ouverte de l’autre côté. Sa poitrine se gonfle à l’inspiration, le
relief de deux seins compressés par son haut de pyjama. Une mèche de cheveux
lui barre les yeux, vite il porte une main entre ses jambes – la main de Sylvelle !
–, son sexe n’est plus qu’un triangle de poils, une fente doucement tiède, un
pli de chair bombé à son bord supérieur qui lui procure un frémissement
électrique inédit. Son sexe à lui a disparu, ce n’est plus là, il n’est plus
lui, Sylvelle l’observe dans l’embrasure de la porte.
Sylvelle... Tais-toi ! l’interrompt-elle d’une même
voix, le menaçant avec la poêle. C’est insupportable. Cet être chiffonné au
regard implorant, dans son propre lit. Comme si elle, Sylvelle, avait disparu
et s’observait de l’extérieur. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé, reprend
Jumien, je me suis réveillé comme ça. Ne commence pas à geindre, s’emporte
Sylvelle, c’est à moi aussi que cela arrive, tu n’imagines pas ! Mais toi
tu es toujours la même... Je suis deux fois la même, tu crois que c’est facile à
vivre ? De rage, Sylvelle donne un coup sur le mur avec la poêle. Sûrement
quelque chose s’est cabossé sous le choc, la poêle ou la peinture sur le mur.
Tu me dégoûtes, crie-t-elle en quittant la pièce. Mais c’est toujours moi, à
l’intérieur ! plaide en vain Jumien.
mercredi 3 avril 2019
§7 et 8
Pas un bruit en provenance de la chambre. Non plus en
direction de la cuisine, nulle odeur de café ou de pain grillé. C’est là
qu’elle se dirigea pourtant. La grosse horloge accrochée au mur indiquait sept
heures un quart, elle était en retard. Non pas l’horloge, mais Sylvelle. Jumien
lui avait-il dit la veille qu’il pourrait dormir davantage ce matin ? En
tous les cas, il fallait qu’elle se dépêche, un ou deux toasts à la va-vite, un
jus d’orange et elle filerait attraper son RER. Elle se maquillerait dans les toilettes au bureau, ça lui arrivait. Juste le temps de s'habiller, prendre
ses affaires dans la chambre où Jumien dormirait encore. À la lumière du
couloir, porte entrebâillée, sans faire de bruit, sans ouvrir les rideaux.
Sans regarder ? Une masse informe sous la couette, du
côté de Jumien. Une chevelure blonde ébouriffée qui dépasse. Ce sont ses
cheveux, ceux de Sylvelle, elle se laisse glisser au sol contre le mur. Le
corps étendu dans le lit ne bouge pas, ne soulève pas la couette, serait-il
mort ? Ou elle ? Serait-ce mort ? Au bout d’un moment,
Sylvelle parvient à quitter la chambre, à quatre pattes, sans se relever
jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans le couloir. Elle doit s’appuyer contre les
murs, dans la cuisine elle cherche le long couteau à viande, ses doigts se
crispent sur le manche, un geste maladroit et elle se l’enfoncerait dans le
cœur. Elle s’en débarrasse en le jetant dans le tiroir, les couverts
métalliques tintent, elle se saisit d’une poêle.
mardi 2 avril 2019
§ 5 et 6
Je ne comprends pas ce qui m’arrive, je me suis réveillé
comme ça, tu me vois aussi ? Sylvelle se leva, contourna d’aussi loin que
possible l’autre assise sur son lit
et courut s’enfermer dans la salle de bains. Son reflet dans le miroir l’apaisa
quelque peu, tout était bien en place. Elle mit les mains en conque autour de
son visage, sentit la texture de sa peau, l’os des pommettes en-dessous, elle
posa ses doigts sur ses paupières un instant, respira son odeur. Son haleine
était saumâtre du matin mais c’était bien la sienne, Sylvelle fit couler de
l’eau, but, se rafraîchit le visage. Pas un bruit dans l’appartement, si
quelqu’un frappait à la porte elle en mourrait. Quand bien même ce serait
Jumien, redevenu lui-même.
Elle avait fait un cauchemar, il ne pouvait en être autrement.
Elle allait prendre sa douche, comme chaque matin, et elle irait rejoindre Jumien
qui était sûrement dans la cuisine en train de préparer le petit-déjeuner. Elle
ne savait pas quelle heure il était, mais ce devait être le moment. Puis elle
se rendrait à son travail et elle raconterait toute l’histoire à son amie
Sophiraphe pendant la pause déjeuner, elles en riraient. Sophiraphe était
toujours d’humeur joyeuse, sa seule évocation amena un sourire sur le visage de
Sylvelle, qui abaissa la poignée. La porte résista, Sylvelle avait oublié que,
dans sa frayeur, elle l’avait verrouillée. Toute inquiétude serait
irrationnelle, se convainquit-elle en passant la tête dans le couloir.
Personne.
lundi 1 avril 2019
§ 4
La sensation familière de sa propre main sur sa joue, mais
pas au bout de son bras, une troisième main que Sylvelle ne put incorporer à
son demi-sommeil. Et voici qu’elle s’observait, elle recroquevillée dans le lit
et elle dans le pyjama de Jumien, un genou sur le matelas, hésitante. C’était
un rêve sinistre, elle ferma les yeux, très fort pour effacer la vision, les
rouvrit : elle était toujours là, assise à présent sur le rebord du lit, à
distance, une expression implorante sur le visage. Sylvelle, c’est moi,
dit-elle. Dit « elle » qui n’était pas elle. Avec sa voix à elle, sa
voix qu’elle supportait mal quand elle en entendait l’enregistrement sur son
répondeur ou lorsqu’il lui fallait prendre la parole devant des inconnus.
dimanche 31 mars 2019
§ 2 et 3
Jumien se rua hors de la salle de bains, prit le tournant du
couloir, s’arrêta au seuil de leur chambre, plongée dans la pénombre. Les
rideaux, tout en permettant que se dessinent les contours des meubles, masquaient la lueur du réverbère situé juste à la hauteur du deuxième
étage. L’ampoule
était si puissante, bien sûr ils n’y avaient pas pris garde en emménageant, ils
en plaisantaient depuis – les économies d’électricité qu’ils pourraient
réaliser ! Rideaux et portes ouvertes, la lumière du réverbère se faufilant dans le couloir jusqu'à éclairer, de plus en plus atténuée, les recoins éloignés de l'appartement, Jumien, moins ébloui, serait peut-être demeuré le même, dans la glace il se serait reconnu.
Il s’approcha de la forme étendue sous la couette, incertain
toutefois de celle ou de celui qu’il allait trouver. La tête dépassait mais étaient-ce
bien les cheveux de Sylvelle ? Délicatement il repoussa le drap. Sylvelle
gémit, se retourna sur le dos, Déjà ? D’une voix pâteuse, sa voix à elle,
son visage qu’il devinait à présent. Il lui toucha la joue, soulagé qu'au moins elle ne fût pas lui. Elle lui saisit la main pour la
porter à ses lèvres. Quelque chose n’allait pas, elle s’en aperçut à son tour, une sensation étrangère, telle une excessive similitude, cette main,
leurs deux mains... Sylvelle roula sur
elle-même à l’autre extrémité du lit, alluma la lumière, le regarda, plus effarée
encore que tout à l’heure dans la salle de bains.
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