mercredi 26 juin 2019

26 décembre


À défaut de voir les cailloux elle marche d’un bon pas, sans trébucher, son souffle la devance mais elle le rattrape à chaque pas. Elle se souvient d’un temps qu’elle n’a peut-être pas connu dans sa petite enfance, où l’hiver pinçait non moins et c’était presque aussi joyeux qu’une chatouille. Elle était presque aussi grande que sa taille actuelle, qui décline peu à peu. Mais bon pied bon œil, l’air de qui n’a jamais vraiment quitté le temps des enthousiasmes simples, voici qu’elle coupe l’élan de Binh-Dû pour lui demander, au jugé, quelle est la distance entre la grille d’entrée, tout là-bas, et la grille de sortie. Elle se répète, toute la boucle, depuis la grille d’entrée, là-bas, et jusqu’à la grille de sortie. Mais qu’est-ce qu’il en sait ? Deux kilomètres ? hasarde-t-il, et aussitôt il comprend qu’il a donné une mauvaise réponse. « J’aurais dit plus », réplique la gamine aux cheveux blancs en reprenant sa marche. Trois kilomètres peut-être ? tente-t-il de la rattraper, mais elle ne se retourne pas. Il consulte à son poignet le podomètre qui lui fut offert à Noël et qu’il étrennait justement aujourd’hui, par un de ces hasards bizarres dont elle aurait adoré qu’il le partage avec elle. Il n’y comprend rien, ce nombre à virgule est-il celui de ses pas, des mètres parcourus, des calories brûlées ? Il pense à la gloire des mathématiques qui dessinent des hallucinations aussi parfaites que la corolle d’une fleur, à l’invraisemblable dévouement dont fait preuve un oiseau pour sa progéniture, au peu de confiance en soi que manifeste l’acte d’écrire. De retour chez lui, muni du mode d’emploi, il se prépare à se sentir fier de la performance accomplie par ses jambes vigoureuses, voyons voir : 135 kilocalories, m’ouais (un cookie chocolat-noisettes et demi)… 4460 pas, si vous le dites… 3,56 kilomètres ?! Mais ça ne va pas la tête, c’est au moins le double ! Dans sa maison, peut-être la vieille dame sirote-t-elle un thé accompagné d’un ou deux biscuits, et peut-être pardonne-t-elle à Binh-Dû d’avoir mal compris le mérite qu’il y avait à accomplir le parcours qui mène de la grille d’entrée à la grille de sortie et retour à la grille d’entrée par l’autre côté, « une boucle, quoi ! » aurait-elle dû insister.

mardi 25 juin 2019

25 décembre


Si tu vois le caillou c’est que tu as ouvert les yeux. Et cela t’étonne, comme de s’apercevoir qu’on n’est pas vraiment en train de léviter à quelques centimètres du sol, ou qu’on ne pleure pas de vraies larmes qui coulent. Cela te déçoit comme de se retrouver à la fin d’une saison alors qu’on s’en croyait au commencement, ou de se réveiller quand le soleil déjà décline. Non, tu ne rêves pas. Si tu dormais, c’était avant, et c’était si miraculeux. Aussi miraculeux que naturel, tu comprenais ce que par paresse on nomme l’instinct des animaux. Ce quelque chose qui agit, qui sait quoi faire d’un corps habité, dans l’oisiveté aussi bien que dans la nécessité, qui sait naître et faire naître. La mathématique divine et sa composante d’âme. Ces cailloux, tu n’avais plus besoin de tes yeux pour les voir, ni même de tes mains. Ni de tes pieds ni d’aucune part de toi hors ta conscience. La conscience était encore tienne, mais libérée du doute. Tu évoluais comme dans un rêve, et soudain tu as constaté que tes yeux étaient ouverts, rien d’extraordinaire à ce que tu voies – quelle déception ! Aucun mérite… Nul prodige. Par ultime reliquat d’espoir tu as de nouveau fermé les yeux, mais il n’y avait plus qu’une obscurité maladroite en perspective. Alors tu es passé à autre chose. Au réveil, peut-être, tu te souviendrais.

lundi 24 juin 2019

24 décembre


                « T’es qui là ! » gueule un adolescent trop grand aux oreilles de Binh-Dû, alors que celui-ci traverse la cité. Mais comment ça, je suis qui je suis, la question se poserait plutôt pour toi qui t’acharne à chasser la mue de ta voix. Sursaute Binh-Dû, avant de comprendre que l’adolescent ne s’intéresse pas du tout à lui mais à un autre adolescent qui passe justement la tête par l’entrebâillure d’une fenêtre du quinzième étage de la tour, de l’autre côté du parc à chiens et à enfants, et qui répond  sans aucune gêne à son surnom d’alcool mexicain.
                Plus loin, un père Noël noir à bandes réfléchissantes consulte son smartphone, appuyé sur un petit chariot d’éboueur. Mais enfin où sommes-nous, quand, vers quelles prochaines absurdités ? Au poignet de Binh-Dû, un cadeau tout neuf enregistre le nombre de pas de 80 centimètres d’amplitude et calcule des équivalences calorifiques. Il conviendrait mieux à un vieux barbu en surcharge pondérale, encore apte à lire un mode d’emploi inscrit en minuscules caractères, avant qu’il ne sorte parcourir le monde (ou n’aille se pendre à un balcon).

dimanche 23 juin 2019

23 décembre


           Qui demande, qui appelle ? Qui ne répond pas ?
           Qui accueille, les bras ouverts ?
           La différence tient-elle au volume de vêtements qui pèsent sur la peau ?
           Ou nous laissons-nous agir par le sillon des conventions, comme un soc aveugle, loyal, dans l’illusion d’inventer la direction de la prochaine moisson ? Es-tu le bœuf, la charrue, la main à charrue ? Es-tu le tracteur qui se conduit les yeux fermés ? Qui nourris-tu ? De quoi ?
               
           Sortie d’un isolement volontaire et d’un silence à rendre sage, une femme solaire rayonne sur la plage. Devant elle, l’océan. Elle pourrait demeurer en suspension d'éternité puisque le temps s’est arrêté. Elle pourrait choisir l’une des deux directions évidentes qui l’attendent.
           Car il n'est plus besoin de rechercher la trace d’un pied dans le sable.
           L’air inspiré est une danse.
           Tout geste hors de soi est une réponse.

[merci à Arthur Rimbaud – « Mauvais sang »]

samedi 22 juin 2019

22 décembre


Percevez-vous la différence si c’est le jour qui s’allonge d’une fraction de seconde ou si c’est la nuit ? Le cœur net accélère par les travées du centre commercial où les gens piétinent, s’amassent, abrutis déjà comme dans la torpeur consécutive à l’absorption d’une dinde farcie. Oh, qu’il semble loin le temps où l’on sautait au-dessus des feux de joie ! Le temps où l’on dansera la nuit sous la lune pleine, sans avoir froid. Dans l'atelier réaffecté, Binh-Dû se rapproche des hautes fenêtres avec son amie, afin de mieux la voir – cette pleine lune – qui s’élève derrière les branches nues d’un arbre, en une courbe douce. Temps d’inspiration sélène qui succède au travail à la table, position debout ainsi que les eaux aspirent au ciel. Dans la journée un peu de pluie est tombée. Un homme aussi, renversé par un scooter, corps latéral sur la chaussée, on ne sait jamais ce qui succèdera à l’instant présent. Plus tard, venus d'un pays boréal, un fils en voyage avec son père testera les connaissances de ce dernier en numérotation française, « dizneuve » ça passe, vingt c'est plus problématique. Ils riront tous deux, ces Français, quels vicieux ! « Vin, vaing’, ving-t’ » ? Comme serait incongru, peut-être, d’énoncer simplement la beauté d’un visage qui n’a rien demandé.