Jusqu’où le resserrement du temps présent peut-il se
supporter ? Quelle dose d’intensité ? C’est comme trop de jouissance.
C’est l’éternité consumant l’orange, une blessure d’annihilation. Binh-Dû ne
sait pas où il est, ce qu’il fait, ce qu’il est censé faire, et vous ?
Vous souvenez-vous de votre naissance, des premiers cris, des premières
résolutions abattues ? Des premières compensations consolatrices ? À
chaque jour suffisent ses joies et ses peines (multiples si l’on en a la
capacité), mais quel fut le premier jour dont vous avez connaissance, non pas
le premier de vos souvenirs, au fond, tout au fond de votre coffre à jouets,
mais la première connaissance de la matérialité d’un jour s’inscrivant dans une
vague continuité ? L’avenir de Binh-Dû ne dépend absolument pas de lui,
quoi qu’il entreprenne. Les enfants, il faudrait les laisser prendre le maximum
de risques considérés et accepter d’emblée qu’ils échappent à la lignée. On
s’en porterait mieux, tous, au lieu de s’asseoir lourdement sur ses acquis
individuels. Mais on hurlerait aussi, comme des loups. Ce présent resserré est
une pliure. Rangées la plage, l’île, la solitude apaisante. Clarifiés la foi et
le désir. La course tourne sans fin, n’importent les coureurs, quelles mains
font signe. Tu y retournes.
mercredi 10 juillet 2019
mardi 9 juillet 2019
9 janvier
La nostalgie d’une impossibilité : un jardin inépuisable, à
parcourir sans peine et sans souci. Tends la main, que vienne s’y déposer ce
dont tu as besoin. Les seules résistances rencontrées sont celles que tu
souhaites, auxquelles tu as pris goût – une attente peut-être, afin de mieux
jouir, ou la gravité terrestre avec laquelle tu as appris à marcher. Il y a
d’autres animaux plus ou moins semblables à toi en ce lieu. Y compris des êtres
humains, y compris Alma quelque part si c’est bien elle qui a cultivé la
parcelle en contrebas des tours. Où est-elle à présent ? Pourquoi
aurait-elle disparu ? Lui est-il arrivé malheur ou bonheur – ces questions
n’ont pas cours. Tu ne ressens plus le besoin de t’inquiéter à partir d’une
absence de réponses. Toi-même, tu as cessé d’être un sujet de questionnement. Tu
continues de chercher mais par simple appréciation de la vertu d’une telle
attitude. Le sens moral s’est allégé de sa propre pertinence – jusqu’à preuve
du contraire tu es seul ici. Et dans ta solitude tu vas d’émerveillement en
émerveillement, chaque pulsation de ton cœur est signe de joie. Pourtant :
si tu devais revenir à la réalité des possibles, un hurlement issu du plus
profond de toi serait à même de fendre le ciel.
lundi 8 juillet 2019
8 janvier
Au
matin, une nouvelle fois, tout est pardonné. La honte n’a plus cours, les
courbatures s’ébrouent joyeusement, animales. Il a envie de courir malgré la
faim, de rire en dépit de l’oubli et de l’absence d’avenir. Il se souvient de
tempêtes lors desquelles mourir n’était plus une perspective si rebutante, valait
mieux peut-être qu’une éternité de tremblements. Il se souvient de nuits où il
n’était plus qu’un œil ouvert dans la pénombre, à attendre qu’un influx nouveau
vienne redéfinir les contours et la matière même de son corps. Il se souvient
d’avoir eu peur de l’effarante quantité de jours qu’il lui revenait de vivre –
tant que cela ! tellement plus qu’il n’en avait vécu ! comment
parviendrait-il à tenir si longtemps ? Il se souvient avoir failli,
croyant devoir.
Et puis
l’errance. La découverte de l’humilité, le voilage des miroirs. Ceci n’est plus
de l’ordre du souvenir mais de l’allègement. L’horizon vers lequel tu marches,
toi qui n’es plus que mouvement à l’intérieur d’un corps, absorbe les vaines
perspectives. Tu sais de quoi tu souffres mais tu en jouis non moins, et rien
ne te manque aussi cruellement que lorsque tu espérais résoudre un jour tous
tes problèmes. Il y a des noix de coco tombées au pied des arbres, et un
ruisseau d’eau pure, et des fruits, et probablement des tubercules sous la
terre. Il y a les plantations d’Alma (s’il n’a pas rêvé). Des réponses
multiples à des questions élémentaires. Si c’était un jeu, Binh-Dû en
contournerait les règles pour se promener inlassablement sur un territoire
exempt d’aventures.
dimanche 7 juillet 2019
7 janvier
Et le
ciel ? Il est uniformément bleu, sans nuages, sans même les traînées de
condensation que laissaient derrière eux les avions. Il est trop bleu, il tire
sur le blanc, ne devrait-il pas y avoir des nuages au-dessus des terres, qui
annoncent celles-ci aux navigateurs ? Il a bien fallu que Binh-Dû se
dirige vers l’île avant que d’y accoster, s’en était-il seulement remis au vent
et aux courants ?
La nuit
le ciel reprend vie, parsemé d’étoiles. Sous leur lumière la plage semble avoir
changé de consistance, à en manger du sable. Nulle empreinte de pas ne le
souille, c’est heureux, bien que la possibilité de la folie s’accroisse.
Saupoudrage halluciné du scintillement, l’œil pourtant est attiré par une nuée
oblique, lactée, comme un bourrelet cicatriciel doux au toucher.
Alma
vit-elle également dans la solitude, quelque part ? A-t-elle trouvé où
dormir et comment se préserver du froid ? Binh-Dû frissonne dans les
vêtements légers qui lui collent à la peau. Il creuse un trou dans le sable
mais cela ne va pas, la lumière est trop froide, il monte vers les arbres
chercher de la mousse et des feuilles sous lesquelles s’enfouir.
samedi 6 juillet 2019
6 janvier
Si c’est une île, il ne peut éprouver de honte. Il n’a pas à
se cacher. La solitude est le territoire de sa liberté, non un refuge. Mais si
c’était un continent il aurait besoin d’une carte. (Posons que l’ère des GPS
individuels appartient à un autre espace-temps, plus désolant que ne l’est un
désert.) Il déplierait sa carte sur le sol et évaluerait la possibilité d’atteindre
sa prochaine destination avant la nuit. Il serait pressé, il voudrait effacer
deux étapes en une seule fois, faire d’une pierre deux coups. (Il ferait fausse
route sans le savoir, en ne s’égarant pas, il concevrait sa marche comme une
série de coups vengeurs portés à la terre.) Il ne serait pas seul, ses
compagnons de voyage l’inciteraient à la modération, il les mépriserait, il
leur jetterait une paire de dés à la figure et se déterminerait en fonction du
résultat. Il serait fou. Il ne trouverait nulle part où fuir, toujours déçu.
Alma bien sûr est tout juste un prétexte, d’aucuns doutent même de sa réalité.
Certains l’ont vu nourrir les cygnes – quand elle vivait au bord d’un fleuve –,
d’autres se souviennent qu’elle leur donnait des coups de pied. Elle n’était
pas d’un tempérament facile, concluent-ils dans un rire non dénué de fierté.
Lui ne voit pas ce que cette histoire de cygnes vient faire ici, l’Alma qu’il a
connu doit être une autre personne. Les gens sont des cons. Il longe la plage
concave en direction d’un promontoire qui semble se reculer à mesure qu’une
brise légère souffle dans son dos. Il ne cherche pas de bateau à l’horizon. La
plage finit par s’interrompre, par les rochers on accède au sommet d’une
falaise. Là d’où il vient semble sans fin, devant lui un bras de mer s’enfonce
dans une végétation hostile. L’océan bombé présente l’aspect d’une cloque.
vendredi 5 juillet 2019
5 janvier
Car il
n’est pas de destination finale pour le vagabond, ou plutôt toute destination
est transitoire. Même l’ultime, de toute éternité, il n’y a plus de peur, juste
une gangue de crasse. Il y a des saisons, des tours et des châteaux. Des
courants d’air. Le froid aiguise prématurément d’irrécupérables souvenirs.
Sur
l’île, les tours sont en ruine, seuls des oiseaux y nichent. Pas un chat. Et il
fait chaud, le sentier qui redescend vers la plage n’est peut-être pas celui
que tu as tracé en arrivant, tu cherches en vain des empreintes de pas. Tu
cherches la confirmation qu’il s’agit bien d’une île et non d’un continent. Tu
cherches et ne cherches pas Alma.
Les
guenilles sur ta peau, tachées de sel se lavent au sel. Au moins la mer
n’est-elle pas un lac. Une frégate fondant du haut du ciel te confond avec un
animal mort, tu dois crier. Tu dois t’encourager. Qui d’autre, sinon ? Ta
main dessine un corps friable, tu respires dans le creux de ton aisselle. Tu
lèches tes lèvres craquelées. Tu ne te vois pas.
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