samedi 26 octobre 2019

26 janvier

Il se tient debout dans le quart de mètre carré que lui octroie le tramway, pourtant ce n’est pas l’heure de pointe. Des parapluies refermés tracent des filets d’eau boueuse sur le plancher. Des voix se font entendre qui ne s’adressent pas à de masturbatoires oreillettes, à côté une dame se félicite de pouvoir se débrouiller partout dans le monde vu qu’elle possède des bases en anglais. Et vous avez prévu de voyager pour vos vacances ? demande-t-elle à sa voisine chinoise. Il tente de lire un essai sur la souffrance, cette dame l’exaspère et le dérange. Tellement qu’elle recule brusquement et lui écrase le petit orteil, oh elle est désolée, elle se confond en excuses. Il a très mal, il lui sourit. Arrivé à l’auditorium il montre sa main à un ami qui n’y voit pas d’hématome. Mais c’est mou, bien sûr, trois semaines sans serrer le poing. L’ami a mal au dos, il est tombé d’un camion de déménagement, suivi par un sommier. Et il s’en sort à bon compte, quelques jours plus tard un casque de trottinette l’a percuté en pleine tête. Il y a un piano à queue en fond de scène sur lequel est indiqué en lettres capitales NE PAS TOUCHER NE PAS DÉPLACER. Jouer n’est pas une option. Dans le restaurant chinois les nouilles en soupe ont gardé la marque du sachet qui les lyophilisait. L’amie n’a pas terminé son plat quand le serveur commence à débarrasser, un bras de danseur se détend pour attraper le nem qui restait. Elle est contente, dans ma vie il y a toujours quelqu’un pour finir mon assiette ! Et en effet, cela sonne comme une réussite, si ce n’est une définition. Ou la morale d’un conte d’oursons. Il a trouvé un demi-mètre carré dans le tramway pour s’équilibrer d’une jambe sur l’autre, entre les soufflets. La souffrance est toujours au programme, d’autant plus que la nuit est tombée. De jeunes gens loquaces rient très fort en anglais, ce n’est pas facile de se concentrer. Il se demande si quelqu’un, assis plus bas que lui, a remarqué le titre au dos de son livre de poche. Pendant ce temps, non loin, un homme en mutile un autre en lui tirant une balle dans l’œil. Et si tu nous parlais plutôt d’amour ?
[merci à Christophe Dejours – « Souffrance en France »]

vendredi 25 octobre 2019

25 janvier


    La pelouse blanchie de givre matinal nous apprend que personne ne l’a foulée ce matin. À midi, toujours personne. Les joggers respectent les sentiers balisés, les enfants sont gardés à l’intérieur des habitations, les honnêtes gens ont mieux à faire que de sortir se promener. Normal, c’est l’hiver. (Vous vous souvenez ?)
    On se souviendra que les êtres humains du début du XXIème siècle préféraient mourir de chaud plutôt que d’éprouver le froid. (S’il reste encore quelqu’un que cela intéresse.) Ils ne voulaient pas non plus éprouver la faim, la peur, la solitude, la désorientation ni l’imprévisibilité. Pauvres d’eux-mêmes ! Ils avaient oublié ce dont ils n’avaient pas l’usage garanti, ils se gavaient d’obsolescence. (Ce concept daté n’aura bientôt plus guère de pertinence, annihilé tel le serpent avalant sa propre queue.) Sur la terre meuble, si tout continue mal, seuls les plus brutaux des humains braveront les éléments. (Et quelques innocents discrets.) Ils chercheront qui assassiner de préférence avant de s’entretuer. Ils auront toujours soif. Ils se lèveront dès l’aube. (S’il reste du ciel.)
    Au soir, des gardiens en scooter électrique émettent des sifflements stridents. Ce n’est pas incompatible, se justifieraient-ils. Ils pourraient tout expliquer quant à l’obsession de tourner en rond, et en les écoutant on s’efforcerait de ne pas pleurer trop tôt nos chaudes larmes en réserve. Mais qui es-tu, qu’est-ce que tu racontes !

jeudi 24 octobre 2019

24 janvier


Les enfants que l’on persiste à faire venir au monde sont notre élixir d’innocence. Quelle vanité, quel désespoir ! Nous sommes déjà fatigués de ce que nous sommes devenus, nos parents nous inspirent une horreur honteuse. Nous ne croyons plus en nos rêves mais nous gardons le souvenir de les avoir rêvés, et à cette ultime fidélité nous nous accrochons, car sinon il serait fondé de sérieusement envisager le suicide. Foutus pour foutus nous élevons nos enfants afin qu’ils nous pardonnent, et nous leur suçons le sang. C’est le nôtre, après tout. Ils sont accommodants au début, bien que passablement exigeants. On nous avait prévenus mais nous n’imaginions pas à quel point il faudrait s’en occuper. Nous leur racontons des mensonges plus ou moins sophistiqués, qu’on se refile sans y penser de génération en génération. Nous les protégeons du mieux que nous le pouvons, des fois qu’ils nous seraient enlevés. Cela, nous ne le supporterions pas ! Et puis, inexorablement ils grandissent. Ils perdent leur innocence. Ils se gâtent, se corrodent, deviennent aussi pourris que nous. Une nouvelle complicité de coupables se fait jour. Le mépris est la plus réussie de nos réciprocités... Mais qui es-tu donc ?

mercredi 23 octobre 2019

23 janvier


        Ce jour où il ne sera plus raisonnable d’envisager que tu remportes le tournoi de Wimbledon. Même en double, même en vétéran. Déjà que tu n’as jamais réussi un service autrement qu’à la cuillère. Jusqu’alors tu te flattais de n’appartenir à aucune catégorie (tu t’en plaignais aussi).
        Le jeu du dedans-dehors, tu connais bien, le cri de la faute t’autorise à monter dans les aigus, par la bande du filet tu vois l’intercession d’un dieu. Et ainsi rêvais-tu d’amours impossibles. Où tu n’étais pas toi-même, sans être tout à fait un autre, où tu étais le meilleur.
        À vrai dire, tu te débrouillais mieux au ping-pong. Mais qui rêve de devenir champion de tennis de table ? Tu aimais la victoire mais ce n’était pas si important, l’important résidait dans le dessin de trajectoires. Tu aimais les courbes et la confirmation du rebond.
        Tu aimais les seins des filles. Tu te voulais champion du plaisir dispensé. Toutes les histoires que tu imaginais aboutissaient à une reconnaissance, éperdue. Tu prendrais place dans l’Olympe. Tu régnerais, indiscuté. Mais te voilà simple mortel ? Trahison ! Infamie ! Ô désespoir…

mardi 22 octobre 2019

22 janvier


        La neige peut bien tomber la nuit si la nuit tes volets sont fermés et si le matin tu dors quand la neige fond… Tu peux te croire en été.
        Tu peux persister à vouloir t’en sortir tout seul – après tout ce ne sont que de l’eau, des souvenirs ou des biais de perception.
        Non merci, tout va bien, ne vous dérangez pas pour moi, hier je ne dis pas mais aujourd’hui ce n’est plus un problème, vraiment !
        Tu peux continuer à mentir aux autres en te mentant à toi-même et dans le même temps supplier secrètement que l’on t’aide.
        Il se peut que tu confondes encore aider et aimer, aimer et protéger, protéger et tromper, tromper et jouir, jouir et voler.
         Mais un beau jour aboutira le chemin de traverse, ce faux raccourci de solitude où tu te seras égaré. Et ce sera terrible.

lundi 21 octobre 2019

21 janvier


        Serais-tu un oiseau à la rouge gorge, habitué aux promeneurs ? La terre est gelée mais le soleil la pétrit, comme il réchauffe la peau de ton visage – tu n’es pas un oiseau. Tu n’es pas le chien qui aboie éperdument. Tu n’es pas le cheval noir, affolé, qui barre le chemin étroit. Tu essaies de parler à celui-ci, Calme, calme, tout va bien, au lieu d’accepter qu’en cet instant précis – tu es l’incarnation de sa peur. Alors il te faut renoncer. Admettre qu’il est de plus en plus tard, redescendre la colline avant d’en avoir atteint le sommet. Quelle indignité ! protestes-tu.
        Comme si tu étais sujet aux accès de colère, mais cela tu ne l’es pas non plus. Tes vieilles terreurs ont été domestiquées, et même tes peurs de la veille n’aboutissent qu’à te mettre à genoux sur le rebord du gouffre. Tu trembles, tu butes sur les mots, ta pensée connaît des ratés. Tu crois ne pas pouvoir parce que tu crois n’avoir pas le droit. Auparavant tu courais plus vite que le découragement, mais tu n’es pas un chat échaudé. Tu ne files pas te dissimuler aux regards. Qui es-tu ? Tu es l’insoupçonné. Tu es le promeneur, tu es l’innocent. Et un jour peut-être tu le sauras.